Une œuvre qui interroge l’histoire

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C’est ce 24 janvier que Matoub Lounès aurait eu cinquante-huit ans. Le destin fatal ourdi par des chasseurs de lumière en a décidé autrement. Assassiné il y a presque quatorze ans, Matoub demeure cette personnalité iconoclaste, atypique et impertinente dans laquelle se reconnaît encore la majorité des jeunes de Kabylie. Son aura et son charisme ne sont pas prêts à subir l’usure du temps ou la patine des jours.

Pendant les dramatiques journées du Printemps noir, ses chansons ont été les hymnes qui ont accompagné la révolte des jeunes, rythmé les cérémonies présidant aux réunions des Aârchs et ranimé l’esprit de combat et de sacrifice de la jeunesse insurgée orpheline de la personne de Matoub. Sur toutes les bouches, fusait cette question exclamative : ‘’Et si Matoub était là encore vivant !’’. La question n’avait rien d’insensé. Tout le monde savait la fougue de l’engagement du poète pour toutes les causes justes et contre toute sorte de tyrannie. L’on savait qu’il était capable de se jeter physiquement- après l’avoir tant chanté dans ses poèmes- dans le combat. Il l’avait fait auparavant ; ce qui lui coûta une longue hospitalisation avec une multitude d’opérations chirurgicales-lors des événements d’octobre 1988-, l’enlèvement par le GIA- le 25 septembre 1994-et, enfin, l’assassinat sur la route de son village.

La nature ombrageuse de Matoub, son caractère entier et son élan primesautier ont profondément déteint sur son comportement militant et sa recherche effrénée d’une voie nouvelle dans l’expression artistique et esthétique. Il a fait figure, deux années avant la grande et historique révolte du Printemps berbère de 1980, de l’idole tant attendue par une jeunesse qui avait manifestement besoin de nouveaux repères et d’un autre porteurs des cris et voix des humbles. À côté de la poésie empreinte de sagesse et de philosophie d’un Aït Menguellet, des douces mélodies et de la fabuleuse plongée dans l’histoire auxquelles invitaient les chansons de Idir et de la protest-song de traits intellectuels de Ferhat, la voie ouverte par Matoub Lounès empruntaient les raidillons du gémissement sans voile, de l’expression débridée et des rêves fous de toute une génération qui voulait en finir avec le système despotique qui avait ligoté les libertés, confisqué l’identité du pays et pris en otage le sort de tout un peuple.

Le poids des mots et le courage des idées s’imbriquent, chez Matoub, presque en contraste, avec une sensibilité débordante dont tous les mélomanes et les âmes ouvertes à la poésie se délectent passionnément. Il a su dire l’angoisse, les peurs et les espoirs de la jeunesse kabyle ; il a su adresser à cette même jeunesse le message d’une volonté irréfragable de remonter la pente de l’histoire, de briser les chaînes de la sujétion et de s’inscrire résolument dans la modernité.

Matoub Lounès a vécu assez intensément les moments les plus cruciaux et les heures les plus chargées d’interrogations de l’histoire de l’Algérie post-indépendance pour pouvoir nous en communiquer toute la substance et toute la tragédie ainsi que pour nous en susurrer l’espoir immarcescible qui leur est consubstantiellement lié.

« Né Kabyle, mon nom est combat ! Si l’esprit de l’union s’émousse, je l’affûterai », chantait-il. De ce serment contenu dans l’un de ses meilleurs albums, Matoub a fait une ligne de conduite.

Admirateurs et contempteurs du poète s’accordent sur le parcours exceptionnel de Matoub et sur sa poésie constituant une mémoire essentielle de la société et un mémoire indélébile pour guider les pas des nouvelles générations.

Outre la commémoration festive des anniversaires de sa naissance et de sa mort, il importe aujourd’hui de se pencher plus profondément sur l’œuvre poétique et musicale de Matoub, de procéder à une analyse de ses textes et de situer son travail dans la grande épopée de la littérature kabyle chantée. Certes, quelques ébauches de travaux disséminés dans des revues, journaux ou livres ont été initiées. Cela demeure manifestement insuffisant lorsqu’on considère la dimension de l’œuvre et sa portée culturelle et historique.

Dans le modeste travail que nous proposons ici, nous abordons, à travers un exemple de chanson, le thème du destin individuel et la manière dont il s’imbrique au destin collectif dans les poèmes de Lounès.

Destin individuel et destin collectif chez Matoub

Trop rares sont les poèmes de Matoub Lounès où la vie privée du chanteur soit assez éloignée des thèmes majeurs qu’il a eu l’occasion de traiter dans sa courte mais exaltante vie. Au cours d’une carrière artistique qui s’étale sur environ vingt ans- et que seul son destin tragique a pu arrêter à Tala Bounane un certain 25 juin 1998-, Matoub a carrément bouleversé le cours de la chanson kabyle en lui apportant un souffle nouveau marqué par la fougue et le rythme de la jeunesse, l’esprit rebelle et une sensibilité à fleur de peau. Pourtant, en venant à la chanson, il n’a pas trouvé le terrain vierge. Au contraire, une génération post-Indépendance, pleine d’énergie et d’imagination, a pu s’imposer auprès d’un auditoire assoiffé des mots du terroir et des rythmes ancestraux, catégories artistiques niées et malmenées par la culture officielle imposée par le parti unique. Ainsi, Aït Menguellet, Ferhat Imazighène Imula et Idir ont pu se mettre au diapason des aspirations de la jeunesse de l’époque, et le cours des événements a fait d’eux- peut-être à leur corps défendant- des ‘’porte-paroles’’ attitrés d’une population déçue par l’ère de l’après-indépendance faite d’arbitraire, de népotisme, de négation des libertés et de l’identité berbère. C’est dans ce contexte, dont le début de maturation peut être situé aux alentours de 1977, année du double trophée de la JSK (coupe d’Algérie et championnat) qui a vu une jeunesse kabyle enthousiaste et déchaînée cracher les quatre vérités au président du Conseil de la révolution présent sur le stade du 5 juillet à Alger. Pour punir la région pour une telle ‘’indiscipline’’, le gouvernement rebaptisa la JSK du nom de la JET (Jeunesse électronique de Tizi Ouzou), sujet qui fera l’objet d’une chanson de Matoub.

Sur ce terrain déjà abondamment fertilisé par une prise de conscience de plus en plus avancée, Matoub évoluera en apportant sa touche et son style personnels et qui se révéleront par la suite comme une véritable révolution dans la chanson kabyle en général.

Après les premières chansons où se mélangent amour, ambiance de fête et rébellion primesautière, thèmes bâtis sur des textes généralement courts et des rythmes vifs, Matoub Lounès épousera la ‘’courbe’’ des événements en s’en faisant parfois le ‘’chroniqueur’’, le commentateur et l’analyste.

Et le premier et le plus important événement que Matoub a eu à vivre dans sa région, alors qu’il était âgé d’un plus de vingt-cinq ans, était bien sûr le Printemps berbère d’avril 1980. Pour toute la population de Kabylie, et même pour l’ensemble du pays, Avril 1980 est considéré comme le premier mouvement sortant des entrailles de la population après l’indépendance du pays en 1962. Tout ce qui s’est passé avant cette date- fussent-elles des émeutes- était circonscrit aux luttes du sérail et était géré en tant que tel. Le Mouvement Berbère de 1980, qui a commencé en mars et dont les plus gros troubles se sont étalés sur quatre mois- en vérité ce Mouvement n’a jamais pris fin et tout ce que vivra la Kabylie des décennies plus tard est frappé du sceau d’avril 80-, allait constituer le bréviaire et le champ d’action de la poésie de Matoub. ‘’L’Oued Aïssi’’, ‘’Si Skikda i t n id fkène’’, et d’autres chansons aussi émouvantes et fougueuses les une que les autres, sont le point de départ d’un parcours de chanson engagée que ne démentiront ni le temps ni les événements. ‘’Engagé’’, une épithète certes galvaudée, par le pouvoir politique d’abord- car il place et classe tous ses courtisans, artistes ou autres faux intellectuels, dans cette catégorie tant ‘’convoitée’’- et ensuite par de médiocres chansonniers à la recherche d’une hypothétique gloire qui viendrait, si c’est possible, de la débordante générosité du sérail. Mais tel que défini initialement, Matoub répond parfaitement- et jusqu’au drame- aux canons de l’engagement.

Partant de ce constat irréfutable, il s’avère que c’est sans grande surprise que l’on découvre à quel point la vie personnelle, et même intime, du chanteur vient se mêler, s’imbriquer et parfois se confondre au destin collectif que Matoub met en scène dans ses poèmes. Et ce n’est pas par hasard que les chansons qui excellent dans se genre d’ ‘’amalgame’’ volontaire soient les plus volumineuse, les plus longues. Que l’on s’arrête sur ‘’Azrou n’Laghrib’’ (1983), ‘’Ad Regmegh qabl imaniw’’ (1982) et l’inénarrable ‘’A Tarwa n’Lhif’’ (1986). Toutes les trois portent la marque d’une errance de l’auteur- ou se mêlent éléments réels et quelques séquences de fiction poétique- associée à l’épopée de toute une région, un pays, une nation. D’autres textes plus courts adoptent la même architecture : ‘’A y ammi aâzizène, ayn akka tghabedh ghef allan ?’’, ‘’Tkallaxm-iyi di temziw, xellasgh awen ayn ur d ughagh’’, ‘’Ugadegh ak Rwin…’’, …etc.

Contingences et errements

En nous penchant spécialement sur le cas de ‘’Ad Regmegh qabl imaniw’’ (1982), nous constatons clairement que presque la moitié du texte concerne la vie personnelle de l’auteur. Il en fait un prélude auquel il associe une mélodie et une musique bien spécifiques. Lorsqu’il prend l’élan pour aborder le joyau du thème du poème, il force la cadence, décrit le parcours et le destin du pays, s’attaque aux faussaires, aux tyrans et aux corrompus. Mais la trace de l’individu- de l’auteur doit-on dire- ne disparaît pas pour autant. L’on a l’impression que Matoub évite et abhorre même la description impersonnelle. Elle rendrait peut-être froid le portrait et moins persuasif l’argument. C’est pourquoi, en filigrane, le narrateur se met toujours en évidence et témoigne, prend acte, prend à témoin, déplore, dénonce, met à nu, fustige, ironise. Dans ce conglomérat d’événements et de situations, le narrateur prend une position clef dans le processus de décryptage.

Dans ce genre de pièces ressemblant à une grande épopée, le lyrisme et la touche personnelle semble dépasser le simple souci du décor littéraire. Il participe d’une vision où le destin personnelle n’est pas un simple ‘’prolongement collatéral’’ du fatum collectif. Les deux situations fusionnent pour former une seule contingence conditionnée par l’histoire, la culture et la politique.

Dans son élan de sincérité ordinaire, il aspire à une justice immédiate et la réalise sur-le-champ. Il s’afflige des remontrances et des insultes avant de s’adresser à ses compatriotes pour leur reprocher leur comportement politiquement suicidaire et historiquement sans issue.

Il prend son courage à deux mains et dit avoir ‘’teinté sa figure avec la suie d’un brandon’’, pour signifier qu’il ne reculera devant aucune gêne factice ni aucun sentiment de pudeur mal placée. ‘’Lavons notre linge sale hinc et nunc (ici et maintenant)’’, semble-t-il suggérer. L’audace et la bravoure de se regarder les yeux dans les yeux réclament d’aller jusqu’au fond des choses et parfois loin dans le temps. C’est ce que Matoub insinuait dans une autre chanson en déplorant que l’occupation de Fort-National en 1857 par l’armée française relevât, en partie, d’une traîtrise de quelques éléments de chez nous.

Le sort de l’individu tel que décrit par Matoub dans le texte-prélude plonge dans la déréliction humaine : sur lui le malheur tombe dru comme la pluie d’automne ; il est noirci par les épreuves de la vie et traîne dans la fange. Adverse fortune qui fait de lui un adepte involontaire du mal et un ennemi des belles choses. Errant pieds nus par les bois et maquis, il n’a su distinguer la lumière des ténèbres ; sans progéniture, il se voit déjà sans héritier. Brisant toutes les brides qui l’entravaient, il décide d’aller quêter la vérité sur le pays et ses héros injustement exilés ou assassinés. Ici, les allusions sont à peines voilées. Mais pour ceux qui ont suivi les événements des années 1960 et 1970, ce ne sont plus des allusions ; ce sont des repères spatiaux et chronologiques. Matoub prend son bâton de pèlerin et se rend à Madrid où fut tué Mohamed Khider, un héros de la révolution algérienne. De là il compte révéler les lugubres scandales des autorités politiques algériennes qui ne savent réduire le rival politique qu’en le trucidant. Le périple conduit le narrateur en Suisse où est censé être déposé l’argent de la nomenklatura acquis par la rapine et la corruption. De là il passe en Allemagne où le grand révolutionnaire Krim Belkacem, exilé dans ce pays, fut étranglé dans sa chambre d’hôtel par des ‘’inconnus’’.

Le texte se poursuit par un réquisitoire contre le régime du parti-État qui avait confisqué les libertés, la dignité et l’identité des Algériens. Les votes organisés par le FLN étaient des scrutins à la Naegelen, soit comme le dit la gouaille populaire de l’époque : ‘’un vote massif pour oui bessif’’. Mais Matoub ne ménagera personne. La désunion et les éternelles rivalités entre les Kabyles ont fortement contribué à installer chez eux la débandade et la défaite.

Dans la veine du texte de ‘’Ad Regmegh qabl imaniw’’, Matoub a su élaborer d’autres chansons d’inégale volume tout au long des années 1980 et 1990. A chaque fois, le nouveau contexte enrichit le poème des nouveaux repères et événements lui servant de support : emprisonnement des leaders kabyles en 1985 (Ligue des Droits de l’homme et Enfants de chouhadas), Journées d’Octobre 1988 où Matoub lui-même reçut une rafale de Kalachnikov, émergence de partis politiques islamistes- en particulier le FIS-et avènement du terrorisme islamiste dont il sera la victime (kidnappé en 1994).

On remarque que, au-delà d’une certaine vision poétique ou de représentation des choses qui assimile destin collectif et destin individuel, Matoub a eu à vivre physiquement, dans moult situations, cette forme d’imbrication de destins. Privilège de poète rebelle et provocateur- au sens katébien du terme- ou simple et éblouissante contingence, le résultat étant, en tout cas, des plus délicieux. Lorsque la métaphore s’incarne dans le corps et le geste de la réalité elle prend les dimensions de la geste et du verbe démiurgiques.

Amar Naït Messaoud

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