Accueil Contribution Le poète a été doublement la voix libératrice de son peuple

Le poète a été doublement la voix libératrice de son peuple

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L’Algérie fut colonisée à partir de 1830. Plusieurs tentatives d’occupation (14 d’après l’historien Amar Ouerdane) seront lancées contre la forteresse kabyle qui restera imprenable. Ce n’est qu’en 1857, soit 27 ans après, que le contingent français, sous le commandement du général Rondon et son capitaine Ferchaud arrivera à bout de la résistance organisée par Fadma Nsoummer que la Kabylie abdiquera. Cette première agression entame l’affaiblissement des mécanismes sociaux de la région. Mais c’est surtout après l’insurrection de 1871 que la cité kabyle sera véritablement ébranlée et soumise. Les fondements de la cité kabyle tomberont un à un.

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Par Abdennour Abdesselam

Le nouvel ordre colonial s’installe et normalise peu à peu le pays. Ssi Mouhand subira intensément les deux renversements. Il y a certes une relation étroite entre ces faits et ce que Ssi Mouhand deviendra plus tard.

Le poéte

Ssi Mouhand Oumhand est né entre 1840 et 1845 à Ichariouen, prés de Tizi Rached dans le Arch des At Iraten (Fort National). Il décède le 28 décembre 1905 à l’hôpital des Sœurs Blanches  » Saint Eugénie  » à Michelet. Il fréquente jusqu’à l’âge de 12 ans, l’école coranique où officierait son père : Mohand Arezki At Hmadouche qui sera fusillé devant lui, pour avoir pris part à l’insurrection de 1871. Les biens de la famille seront alors confisqués et séquestrés et le village d’Ichariouen sera totalement rasé. Ssi Mouhand sera épargné d’une mort certaine par, selon Mouloud Feraoun, le capitaine Raves. Dés lors la vie tourmentée et itinérante du jeune poète commence.

Trois biographes signaleront cette particularité

– Boulifa qui a connu directement le poète, dans son ouvrage édité en 1904, le présente comme celui qui a  » ressenti plus que tout autre, les douleurs de l’ingratitude et de l’inconstance. Dans ses poésies, dit-il, il pleure sur son malheur, sur ceux du temps  »

– Mouloud Feraoun présente Ssi Mouhand comme n’ayant pas eu une vie strictement personnelle. Il dit dans l’ouvrage qu’il lui a consacré :  » Ssi Mouhand apparaît ainsi comme un miroir où se reflète l’âme de son pays, d’une génération en plein désarroi, brutalement arrachée aux traditions, dont les structures sociales ont éclaté… les plus émouvants de ses poèmes et aussi les plus nobles, ce sont ceux qui pleurent les temps révolus où la Kabylie était libre, c’est à dire misérable et digne… »

Dans le même ordre d’analyse, Mammeri dira que  » Mohand va vivre avec tout le peuple algérien les péripéties de l’installation du régime nouveau, auquel ne s’oppose plus aucun obstacle.

Il en restera dans ses vers des échos de révolte, d’indignation, de lamentation, de mépris, d’autant plus profonds qu’ils sont contraints. Mohand est du clan des vaincus. Il le constate chaque jour un peu plus… A la nouvelle société née de la colonisation, Mohand ne peut ni adhérer ni se soustraire.

Il finira par s’installer tant bien que mal, et plutôt mal que bien, dans cet écartèlement qui sera pour lui une source intarissable d’inspiration.  »  » … Il vivra  » nos épreuves, pleuré nos larmes, crié notre colère à un moment où nous étions condamnés au silence et à la stupeur, dans des accents qui porteront sa marque à jamais. Notre misère d’hommes frustrés, prostrés, il l’a vécue jusqu’au plus profond de sa chair, jusqu’à la mort…Mais il s’est servi de la poésie pour l’exorciser et du même coup la rendre plus supportable aux autres…  » Voilà pourquoi ses concitoyens  » soutiennent sa voix par l’écho de la leur  » dira encore Mammeri.

Deux remarques méritent d’être signalées ici

1) Sur le plan du rôle social, en Kabylie, l’individu à lui seul n’a pas la primauté. C’est la vie du groupe qui prime et qui domine. Le cas du poète Ssi Mouhand Oumhand apparaît donc comme une exception.

– Pour Mouloud Feraoun

 » Il est en Kabylie un nom que tout le monde connaît, un poète dont tout le monde vénère la légende : Ssi Mohand Oumhend… On peut se demander comment un poète profane a pu devenir l’incarnation d’un peuple « .

– Mouloud Mammeri réaffirme cette exception. Pour lui

 » Il semble qu’il y ait une contradiction : on s’explique mal que le plus personnel des poètes fût en même temps le plus répandu … ».

2) Plus étonnant et intrigant encore est son regard porté vis-à-vis du nouveau conquérant pourtant auteur du crime sur son propre père. Si Youcef Oulefki, poète lui aussi, fidèle compagnon de Mohand et natif de Taourirt Amrane, dira à Mouloud Feraoun dans son livre intitulé « Les poèmes de Si Mohand  » que  » Mohand fréquentait soit les cafés français, soit les cafés maures, au gré des invitations. Jamais il ne pactisa avec le conquérant ni ne s’inclina devant ses valets auxquels il réserva tout son mépris. En revanche il ne méprisait pas le roumi. Il admirait ses réalisations et sa science ; il avait confiance en son esprit de justice. A certains égards il se sentait plus près de lui que de ses chaouchs.

Il aimait l’agencement des villes qui naissaient ou grandissaient un peu partout, les routes droites et larges que l’on ouvrait, la civilisation qui pénétrait, prometteuse de progrès… étaient pour lui source d’oubli et de bonheur.  » (Page 45 et 46 de l’ouvrage). Ces contradictions méritaient d’être soulignées et peuvent constituer des axes d’études plus approfondies.

La réponse aux deux remarques tarde à venir encore aujourd’hui et le poète Youcef Merrahi de dire que le personnage de Ssi Mouhand reste insaisissable. Ces remarques peuvent constituer un nouvel axe de recherche et d’études.

A propos de la poésie kabyle en général

Toutes les civilisations humaines disposent d’un élément qui les fondent. Chez nous, disait Mammeri : La civilisation berbère en générale et kabyle en particulier est une civilisation du verbe « . En effet depuis les temps anciens, la Kabylie vivait une effervescence du verbe : l’AWAL. C’est pour cette raison que chez nous, la poésie est le fait de tout le monde. Elle n’est pas le produit de l’appartenance à une catégorie sociale donnée. C’est grace donc à la poésie que notre langue et notre civilisation résisteront aux effets du temps… encore aujourd’hui d’ailleurs. La poésie Kabyle avant l’indépendance se scinde en deux grandes parties. Je citerai ici de brefs aperçus sur les deux genres.

I) Avant la conquête française

Au plan de la recherche et de l’analyse, nous sommes en possession de peu de documents écrits directement dans la langue originelle, ou attestés comme tels, qui nous permettent d’aller, en termes d’époque, au-delà du XIV siècle. Plus loin que cette période, les résultats sont peu sûrs. Nous savons en revanche qu’à partir du XIV siècle, jusqu’à l’occupation coloniale française, c’est à travers la poésie que seront rapportés les hauts faits des grands hommes et femmes qui ont marqué l’histoire événementielle de la région. Les rythmes, les sonorités et les images sont vite dépassés par les épreuves de la vie qui ont inspiré les poètes kabyles à composer des vers pour y fixer les épreuves vécues, parfois vaincues, souvent subies…. Nos poètes ont chanté sous divers tons : les guerres, les résistances, les sacrifices, la joie, la tristesse, les vertus, la souffrance. Ils ont traité des mythes païens, de la famine, des grandes maladies d’époque tel le typhus, des grandes catastrophes naturelles comme la sécheresse, les éboulements et la rudesse des hivers, l’invasion des acridiens etc. La poésie s’offrait aux joutes poétiques de haute production littéraire, à la chronique de la vie dans la cité aux longs récits se rapportant au domaine religieux, à l’exemple du sacrifice d’Abraham, l’histoire de Josèph, de Moise (Moussa), de Jésus (Aissa) et autres faits se rapportant à l’islam. Elle célébrait également le monde des animaux (tacahutt n tsekkurt ou encore tadyant n weløwem) et bien d’autre centres d’intérêt autour desquels s’articulait la vie de la cité Kabyle. L’ouvrage de Mammeri intitulé  » poèmes kabyles anciens  » en donne une exceptionnelle et remarquable description et analyse. La plupart des poètes d’époque y sont présentés.

II) Pendant la conquête française

Pendant la conquête coloniale, la thématique poétique va dans son ensemble, changer de genre, de régistre et de direction. Cette nouvelle poésie sera un éclaircissement sur la nouvelle condition de la société kabyle, maintenant vaincue et dominée.  » … la misère morale : les humiliations qu’il faut accepter parce qu’il faut vivre, la déchéance à laquelle on se résigne mal, surtout un sentiment inconnu jusque-là : l’inquiétude « , dira Mammeri, deviendront alors les sujets poétiques dominants. Plusieurs poètes composeront des poèmes contestataires. Il est notoire que les guerres ont toujours inspiré les poètes. Giraudoux disait à ce propos:  » Dés que la guerre est déclarée, impossible de tenir les poètes ; la rime, c’est encore le meilleur tambour. « 

Qu’est-ce qui explique que Ssi Mluhand restera le plus connu de tous ?

Boulifa, qui a connu directement Ssi Mouhand, note qu’il était fêté partout  » surtout par la jeunesse dont il connaît bien le cœur et dont il sait traduire les sentiments en une langue digne des sujets qu’il chante. Vu son genre, nous n’hésitons pas à l’appeler le poète de l’Amour et des  » Muses érotiques « .

Dans  » l’Isli ou l’amour chanté en kabyle « , il est rapporté que :  » Mohand a chanté beaucoup de sentiments, mais dans l’opinion populaire, il est massivement, il est presque exclusivement, le poète de l’amour. » Cette reconnaissance sur le sujet, peut expliquer la raison pour laquelle ses pairs ont, pour la plupart, été vite oubliés. Ils n’ont pas survécu à la thématique de la contestation et de la résistance. Sans doute que cette thématique unique, qui se cristallisait autour des insurrections répétées, s’estompaient et se dulcifiaient peu à peu devant les réalisations et le savoir qu’apportait l’occupant. Ces nouveautés déconcertaient la société et ne la laissaient pas indifférente. Entre Ssi Mouhand et les autres poètes, disait Mammeri,  » il y avait une différence essentielle. La poésie n’était pas nécessairement leur vocation, ni même toujours leur fonction sociale, c’était leur métier. A leur auditoire, ils renvoyaient surtout le miroir de ses passions, de ses préoccupations ou de ses préjugés ; à ce titre, ils ne pouvaient déployer qu’une inspiration contrainte. Tenus de garder le contact de la foule, collent aussi à l’événement et souvent s’essoufflent à le suivre « MM Isefra En filigrane, on peut comprendre que le poéte Ssi Mouhand n’a pas  » collé  » aux événements. Il évoluait en même temps qu’eux et souvent les dépasse. Il a su satisfaire les nouvelles attentes sociales pendant que ses contemporains « s’essoufflaient », hélas, en même temps que s’essouffle l’événement qui les a initiés et propulsés.

Il est ainsi fort probable que la grandeur et la hauteur, le poète Ssi Mouhand les a acquises surtout et justement sur le volet des poèmes d’amour.

Ces poèmes sont venus compenser un déficit dans la libre expression du sensoriel. Il a été celui qui a célébré l’amour jusqu’à le sublimer. Cette audace l’a fait reconnaître dans ce groupe social.

Sa poésie devient alors l’exutoire de la jeunesse. Ainsi, l’œuvre poétique et la vie de Mohand,  » ont été senties par tous comme un signe et un instrument de libération « . En cela, Ssi Mouhand a réussi à jouer un rôle social charnel et déterminant.

Sa poésie d’amour a vaincu la continence.

A. A.

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