«La culture kabyle est en régression»

Partager

Fils de berger, né en 1949 à Aït Lahcène, un village de Kabylie, Idir a sorti son premier album en 1975 chez Pathé Marconi. Il contenait une chanson, A Vava Inouva, un succès planétaire, hymne à la vie paysanne des montagnes de l’Atlas, diffusé dans 77 pays et traduit en quinze langues.

Son nouvelle albumNeveo est sur le marché depuis le 4 février dernier.

Vous vous êtes fait rare. Depuis vos débuts à Radio Alger en 1973, vous avez pratiqué un art du retrait et de l’économie… 

Neveo est mon sixième album. En quarante ans de carrière, ce n’est pas énorme. J’ai une certaine paresse en moi. J’avais signé un contrat pour trois disques avec Sony, j’ai fait Identités (1999), La France des couleurs (2007), et il me restait celui-ci. J’ai tardé parce que je ne pouvais pas traiter des mêmes thèmes les identités croisées, abordées avec des collègues chanteurs, Manu Chao, Dan Ar Braz, Akhenaton, Grand Corps Malade, Zaho…] en utilisant de nouveaux mots. Je suis rentré en moi, et j’ai retrouvé les chansons, les ambiances qui m’avaient bercé.

Une chanson, « Ayen i Nessaram », a été retirée au dernier moment, pourquoi ? 

C’était une version en kabyle de Behind Blue Eyes, des Who [1971], mais nous n’avons pas eu de réponse quant aux droits d’adaptation. Or je voulais articuler cet album autour d’un tube planétaire, une de ces chansons qui n’est étrangère à personne, même pas aux vieux de mon village. C’est dommage, j’ai perçu un certain déséquilibre dans mon album.

L’album commence par un air  de fête en Kabylie. Il y a aussi ces accents de mambo latino, « Ibeddel zzman » (Les temps changent)… 

Tout l’album a été fabriqué avec des instruments traditionnels, et avec Ibeddel zzman, je voulais rendre hommage à Ahcène Mezani [1922-1985], précurseur de la chanson d’amour kabyle, qui vivait en France et avait du succès dans les années 1950. Il aimait chanter avec les cheveux gominés dans les bals du samedi soir. Il est mort dans un grand dénuement.

La chanson kabyle a joué un rôle politique important. Vous avez soutenu la reconnaissance de la langue tamazight, participé au « printemps berbère », mouvement né en 1980, qui fut réprimé. Qu’en est-il aujourd’hui ? 

La Kabylie va comme elle peut, sa culture est en régression. 

Nous avions un sens aigu de la valeur des mots, une tradition orale puissante. Deux poètes de tribus ennemies pouvaient faire cesser un conflit par amour du beau.

 L’Etat algérien a inscrit la culture berbère dans la Constitution en 2002, une chaîne de télévision en tamazight, Berbère TV a été créée en 2009, mais elle véhicule une religion, des idées, qui viennent du Moyen-Orient. La langue arabe, qui est magnifique, avance au détriment du kabyle, mais aussi du français, qui est certes la langue du général Salan, mais aussi celle de Victor Hugo. Et ainsi, on meurt à petit feu.

Comment y résister ? 

Voici une nouvelle idéologie, que j’appelle « l’arabisme », qui veut faire de nous ce que nous ne sommes pas. Nous y enfermer. Or, l’immense majorité des musulmans n’est pas arabe. Les extrémistes, qui proposent d’adopter la charia, de supprimer le théâtre et la musique qui, selon eux, éloignent de la piété alors que Mahomet a choisi Bilal pour dire la prière parce qu’il avait une belle voix, arguent du fait que le Prophète était arabe pour affirmer que tous les musulmans le sont. Un bosniaque n’a rien de commun avec un saoudien, ni un philippin avec un malien. Tout cela nous mène vers des territoires aléatoires, où l’on patauge comme dans des sables mouvants. Personnellement, je suis arabophone, mais pas arabe.

Comment l’Algérie traite-t-elle sa culture, selon vous ? 

L’Algérie indépendante ne s’est jamais intéressée à la culture. D’abord, les chanteurs ont fait de la propagande, des chants patriotiques. Plus tard, le raï a permis aux jeunes de danser, mais il n’y a pas eu d’identification possible, même avec des interprètes à la forte puissance vocale, comme Khaled. Le raï proposait un contre-modèle, du jeu, de l’alcool, des histoires d’amour. Des chebs, Hasni, Aziz, Rachid, ont été assassinés pour cela par le GIA [Groupe islamique armé], tout comme le chanteur kabyle Matoub Lounès, mais là pour des raisons plus politiques. Le raï a aussi servi au pouvoir algérien à oblitérer la chanson kabyle revendicatrice. L’Algérie est un pays soucieux de sa souveraineté ce que personne ne lui conteste, mais c’est aussi un bouchon transporté par les flots.

Géologue, vous deviez travailler à la prospection du pétrole et de l’eau dans le Sahara avant d’être happé par le chant. Vous avez invité sur « Neveo », le joueur de oud Alla, originaire du Sud algérien. Soutenez-vous la cause des touaregs ? 

Les touaregs sont des berbères, je les soutiens dans leurs revendications identitaires et culturelles, qui en principe n’ont rien à voir avec l’islamisme. 

Pour être géologue justement, je sais que le monde n’a pas été créé en six jours, avec repos le septième. Imam, prêtre, rabbin se serrent la main autour d’un Dieu unique, puis se querellent sur le Prophète. Trois livres pour un seul Dieu, c’est trop. Sinon, j’adore le ciel bas du Sahara. Je repense à Charles de Foucauld, qui est arrivé à Tamanrasset en 1905 et a rédigé un dictionnaire Targui-Français.

« A chacun son Sud », chantez-vous avec votre fille Thanina. La Kabylie est donc multiple ? 

Oui, et libre. Je n’ai pas fait de mes enfants des kabyles, ils l’ont choisi. J’ai du mal à supporter les Algériens par procuration, nés ici, qui sifflent le drapeau français. 

Mais il est vrai que l’expression « guerre d’Algérie » a été officialisée en France en 1999, le massacre du 17 octobre 1961 a été reconnu « crime d’Etat » par François Hollande en 2012, et l’on parle encore de colonisation positive. La colonisation procédait ainsi : occupation du territoire, asservissement des populations, puis assimilation. 

En 1962, il y avait 98 % d’analphabètes en Algérie. Mais je dois à la langue française mon discernement, et c’est le pays qui m’a accueilli. Propos recueillis pour Le Monde par Véronique Mortaigne

Partager