Une œuvre et une action inscrites dans l'universalité

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En ce 26e anniversaire de la disparition deMouloud Mammeri, une émission de la chaîne nationale TV4, en tamazight, dans une belle sobriété, nous a introduits dans une thématique fort intéressante, celle de Mouloud Mammeri, romancier.

Hamid Aït Slimane et Abdallah Arkoub ont abordé l’aspect esthétique de la création littéraire, celle qui, par exemple, à partir de l’homme Kabyle de La Colline oubliée ou du Sommeil du juste, nous transporte vers l’homme tout court, là où il vit, avec ses problèmes, ses angoisses, ses luttes et ses espoirs. L’universalité en effet, n’est pas une fumisterie consistant à quêter les honneurs sous d’autres cieux ou à s’aliéner dans une pseudo-modernité. L’universalité comme le fit tout naturellement Mammeri, et comme le chante Aït Menguellet dans ses poèmes, consiste d’abord à être soi, complètement soi. Avec une telle dimension d’authenticité l’on ne peut que rejoindre les autres hommes et peuples de la terre, car, comme le soutient un écrivain, il n’y a qu’une seule race sur la terre. Pour peu que le premier vernis s’écaille, on retrouve l’homme dans nudité première, à Taâssast, Rabat ou à Saint-Pétersbourg. André Maurois, en parlant des livres et des héros qu’ils mettent en jeu, disait: « Avec un Japonais, avec un Russe, avec un Américain, de moi inconnus, j’ai des amis communs qui sont la Natacha de Guerre et Paix, le Fabrice de La Chartreuse de Parme, le Micawber de David Copperfield ».

Mammeri a su, à partir de ce coin de la planète qui a pour nom Kabylie, dire l’homme dans ses ferveurs paysannes, dans ses affres d’indignité dans les couleurs de ses rêves, dans le chant de ses monts et vallées, dans sa lutte pour sortir de sa condition première, dans ses avancées et ses échecs. En l’espace de quatre romans, en plus de quelques nouvelles et pièces de théâtre, Mammeri a dressé le tableau d’une société happée par un destin adverse en cette moitié du 20e siècle. De ce microcosme kabyle des années 50 (La Colline oubliée et Le Sommeil du juste), jusqu’au à la Traversée des années 1970, en passant par L’Opium et le bâton de la guerre de Libération, une espèce de malédiction tenace, d’errance inscrite au front, et, enfin, de retour aux sources, suit les héros et leur dicte leur destin. Parler de ces choses, à la fois simples et complexes, en kabyle, à la télévision, devrait constituer un beau précédent pédagogique susceptible de s’étendre à l’œuvre de Mouloud Feraoun, Taous Amrouche et de bien d’autres auteurs. À l’occasion de la commémoration de la disparition de Mouloud Mammeri, un certain 26 février 1989, nous présentons à nos lecteurs une modeste analyse, déjà publiée sur ces mêmes colonnes, d’un des aspects de la dimension intellectuelle de cet homme engagé complètement dans le recouvrement et la promotion de l’identité berbère sous toutes ses déclinaisons (langue, histoire et culture). 

Tamusni au service de son peuple

Au regard de l’ampleur du travail accompli par Mouloud Mammeri, une tâche titanesque qui s’est étendue sur plus d’un demi-siècle de labeur, au regard aussi de la profondeur intellectuelle de son œuvre et, surtout, face au projet qu’il incarnait- à savoir la réhabilitation de tout un pan de la civilisation de l’Afrique du Nord en la lançant sur la trajectoire de la modernité-, les analystes et tous ceux qui se sont penchés sur l’auteur de ‘’La Colline oubliée’’ ne savent par quel côté présentait l’homme à la polyvalence accomplie et au destin confondu avec son peuple. Un ami, pour schématiser un peu et se donner du même coup un bréviaire de la quintessence de la pensée de Mouloud Mammeri, nous avoue avoir choisi un texte court et une déclaration concise et prophétique de notre intellectuel pour en faire un missel de chevet. La Lettre à Mohand Azouaou sur la connaissance qui introduit Poèmes kabyles anciens et les derniers mots que l’auteur a prononcés au cours de l’entretien avec Tahar Djaout en 1987 : «Quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de la libération que mon peuple (et avec lui les autres) ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent, un instant, entraver ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout le reste est littérature». Concernant La Lettre à Mohand Azouaou, notre ami se sert du texte original en kabyle et d’une traduction en français réalisée par M.O. Medjber (in ABC Amazigh n°39). Des passages- pleins de vérité de vie, de sagesse et d’élan qui transcende le futile et le conjoncturel- le mettent dans une indicible extase, comme par exemple : «Ne vous laissez pas leurrer, impressionner. Ne soyez pas de ceux qui vivent de chimères, de mirages, d’artifices, de tape-à-l’œil ; de ceux qui prennent des vessies pour des lanternes ; de ceux qui croient que tout ce brille est or et qui préfèrent le vernis, aussi éclatant soit-il, au soleil brûlant ou à l’or pur caché sous une chape de poussière».

Reconstruction de l’identité berbère de la Kabylie

En effet, l’envergure de l’homme dont nous commémorons régulièrement la mort, déroute par son ampleur, son étoffe et son ‘’ubiquité’’. Il a intervenu pratiquement dans tous les domaines des lettres et des sciences humaines, investissant des disciplines qu’il sait faire converger vers le noble idéal de la réhabilitation de la culture berbère de façon à ne la vivre plus comme un simple et exotique patrimoine de pacotille, mais comme un instrument et un souffle puissants immergés dans la vie d’aujourd’hui. Une culture qui joint l’authenticité la plus harmonieuse à la modernité la plus impliquée dans la vie des gens. Les rédacteurs du Dictionnaire biographique de la Kabylie (Edisud, 2001) proposent la biographie et l’analyse des œuvres de Mouloud Mammeri par grilles de lectures ou domaines d’intervention, tellement la tâche n’est guère aisée de cerner, dans un même texte, la grandeur de l’anthropologue et du linguiste, l’engagement du militant et la profondeur de l’écrivain. Les auteurs se sont enfin résolus à présenter Mammeri le berbérisant, le directeur du CRAPE, l’écrivain, l’anthropologue et le linguiste sur des fichiers séparés. Salem Chaker et Rachid Bellil expliquent la démarche choisie en disant que Mammeri est un personnage central dans la (re) construction de l’identité berbère de la Kabylie au 20e siècle. Le sociologue Pierre Bourdieu, mort en janvier 2001, disait de Mammeri : «Comme ceux qui ont réalisé en l’espace d’une vie, l’extraordinaire passage d’une culture à une autre, du village de forgerons berbères au sommet de l’enseignement à la française, Mouloud Mammeri était un être dédoublé divisé contre lui-même, qui aurait pu, comme tant d’autres, gérer tant bien que mal sa contradiction dans le double jeu et le mensonge à soi-même. En fait, toute sa vie aura été une sorte de voyage initiatique qui, tel celui d’Ulysse, reconduit par de longs détours au monde natal au terme d’une longue recherche de la réconciliation avec soi-même, c’est-à-dire avec les origines ; un difficile travail d’anamnèse qui, commencé avec son premier roman, La Colline oubliée, mène aux derniers travaux consacrés aux pètes et aux poèmes berbères anciens, ces chefs-d’œuvre qu’il avait patiemment recueillis, transcrits et traduits (…) Héritier d’une longue lignée de poètes, il se fait porte-parole de toute une civilisation, aujourd’hui menacée de disparition. En se retrouvant, il retrouve son peuple».

Mobiliser les mots, mobiliser le peuple

En mobilisant les mots, ajoute Bourdieu, il mobilise son peule. Les travaux de recherche en ethnologie et en linguistique concernant le monde berbère, réalisés antérieurement à Mammeri par des Français ou des Algériens, ont été judicieusement exploités par lui ; mais, il a su les dépasser par la rigueur scientifique par laquelle il les a conduits et par le prolongement pratique qu’il leur a donné dans le projet de réhabilitation de la culture berbère. Pour Mammeri, une recherche ne doit pas être une tour d’ivoire ou une entreprise de quête du ‘’sexe des anges’’. Elle est censée aboutir à un projet réel, palpable, auquel il importe de donner les moyens juridiques et administratifs pour le concrétiser. Il en est ainsi de Tajarrumt (manuel de grammaire berbère élaboré par Mammeri). Pour cela, et dans le cadre de ses recherches en linguistique et en anthropologie culturelle, il a essayé de retrouver les profondeurs de la culture commune, le ‘’tronc commun’’ en quelque sorte, ayant caractérisé le monde berbère ancien avec ses différentes ramifications actuelles pour pouvoir se projeter dans un futur de (re) construction identitaire en harmonie avec les données actuelles de la société. Tous les travaux de Mammeri, particulièrement après l’Indépendance, sont réalisés et présentés au public dans un climat d’adversité générale dû aux négateurs de la culture berbère. Que ce soit des publications (romans, anthologies poétiques kabyles, grammaire berbère,…) ou des conférences, l’interdit l’a poursuivi jusqu’à l’‘’ouverture démocratique’’ de 1989. «Au moment des plus belles récoltes, quand ses idées ont trouvé enfin droit de cité il nous quitte comme il s’était imposé par effraction», écrivait l’avocat Miloud Brahimi dans Révolution africaine du 10 mars 1989. N’est-ce pas l’une des conférences programmée à l’Université de Tizi Ouzou, annulée par la suite par le wali en mars 1980, qui fut l’origine directe des historiques manifestations d’avril 1980 ? El Moudjahid de l’époque le diffama et le traîna dans la fange dans un brûlot intitulé ‘’Les donneurs de leçons’’. La réponse de Mammeri, pleine de sérénité et de pondération, n’a pas eu droit à la publication. Impliqué totalement dans le destin de son peuple par la parole, la militance, l’écrit, la recherche, Mouloud Mammeri demeure un personnage exceptionnel dont l’œuvre littéraire, ethnologique et anthropologique doit être décryptée, analysée et vulgarisée pour faire tendre les efforts des nouvelles générations vers l’objectif essentiel et sacré que visait notre savant : la réhabilitation, la promotion et la modernisation de la langue et de la culture berbères. «Je considère que le destin, la vocation de l’homme, est justement d’être désaliéné d’être celui qui se propose un projet et tend à le réaliser. Ce projet est évidemment celui qui tend vers le mieux. Une véritable authenticité est une authenticité qui se renouvelle chaque fois. C’est une authenticité qui vit avec le siècle. On ne peut pas arrêter une culture. Une culture arrêtée est une culture morte. Au contraire, ce qu’on peut reprocher justement au folklore, c’est de donner d’une culture une image non seulement frelatée, mais aussi arrêtée. En ce sens, il est stérile», déclare Mouloud Mammeri, trois mois avant sa mort, dans une interview à Algérie – Actualités du 13 novembre 1988.

Amar Naït Messaoud

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