La BD à travers l’histoire

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Le 9ème art a sa propre histoire et celle-ci ne se confond avec aucune autre.

Au contraire : proche, très proche du cinéma qu’il concurrence fortement, parfois par la mise en scène des drames qu’il représente sous forme de bandes dessinées ou de dessins animés, il s’est posé en sérieux rival non seulement des romans qu’il adapte, mais du cinéma lui-même, puisque celui-ci, surfant sur l’engouement que rencontre la BD auprès d’un public de plus en plus large, met en scène des héros de cette dernière comme Tex Willer et Kit Karson, quand, tout simplement, il ne lui prête pas ses propres héros comme dans le cas de Tarzan, Hercule, Superman ou Batman.

La fleur d’âge de la BD

La BD, telle que nos jeunes la découvrirons dès les années 60, nait en Italie. C’est à celle-là que nous nous intéresserons plus particulièrement, car elle va marquer durablement une jeunesse en quête de rêve et d’évasion. Passés les premiers mois d’euphorie qui ont coïncidé avec l’indépendance, les jeunes algériens, comme tous ceux des autres pays, avaient besoin d’images pour alimenter leurs rêves. Les dessinateurs italiens avaient trouvé ce qu’il fallait. Le cinéma offrait des demi-dieux empruntés à la mythologie grecque comme Hercule, Ulysse, les Titans et d’autres encore comme Maciste, Samson. La BD de cette époque proposait Blek, Zembla, Viking, Zagor, ou Akim, capt-ain Swing. Mais comme le western triomphe avec des acteurs de renom, à l’image de Giuliano Gemma, de Clint Estwood, de Franko Néro, de Lee Van Cleef et d’autres acteurs à la gâchette facile du genre Gary Cooper, la BD sortait vers les années 65, année qui a vu ce genre toucher à son apogée, le fameux trio composé de Capitaine Miki le ranger, de Double Rhum et du docteur Saignée, le duo du tonnerre, formé par Tex Willer et Kit Carson, sans oublier le Kit le petit ranger, Tex Tone etc.

Un adolescent, par exemple, qui ne peut se payer à la fois un film comme Romulus (incarné par Steve Reves et Romus (incarné par Gordon Scott) et un Blek ou un Kiwi (qui rassemblait, dans un premier temps, dans le même Album, Blek et Zagor) était plongé dans un profond dilemme. Difficile de trancher. Même impossibilité de choix plus tard pour un jeune désargenté devant un Ringo aux pistolets d’or (Giuliano Gemma) par exemple, ou Jango (Anthonny Stefan) et un Rodéo ou spécial Rodéo (Tex Willer). Le cœur de la jeunesse était partagé entre les salles de cinéma qui donnaient des films westerns et la BD qui exploitait habilement cette veine à travers des albums comme la route de l’ouest, Apache, Névada, Yuma, Rodéo… Parallèlement, des albums comme Ivanhoé Lancelot, Ajax, Guillaume Tell, En Garde, Pirates, Brik,… proposent des lectures dépaysantes à travers le temps et l’espace. Mais il était facile à une jeunesse chantant pouilles de sacrifier cette BD de seconde zone, pourrions-nous dire, face à la BD culte représentée par Le petit trappeur (Blek, Roddy et le professeur Occultis), Bronco (Viking, l’autre géant blond) Akim ou Zembla. On pouvait se résoudre à renoncer, en ce temps, à un repas, mais pas à un de ces albums fétiches.

Deux maisons concurrentielles : Lug et Mon Journal

La plus ancienne des deux maisons était Lug et elle était dans la rue Emile Zola. Ainsi, les lecteurs qui ne connaissaient pas le nom de cet illustre écrivain, ce chef d’école naturaliste, prononçaient ce nom avec beaucoup de respect simplement à cause du prestige qui enveloppait cette maison aux yeux de ses lecteurs. Le nom de la rue Aboukir ne disait pas davantage à ceux d’entre les lecteurs qui ne connaissaient l’Histoire de France qu’imparfaitement et seulement à travers la BD. Mais le même respect entourait ce nom qui, on l’apprendra plus tard, lorsque les connaissances se seront étoffées, désignait une baie, en Egypte, où l’amiral Nelson infligeait une lourde défaite à la marine française, lors de la campagne menée par Napoléon dans ce pays. Cette ignorance pour de jeunes, dont la culture était à faire, se doublait d’une autre ou plutôt de deux autres, mais légitimes en quelque sorte celles-là car les deux éditions cachaient, pour ne pas dire cultivaient, soigneusement ce secret : peu de lecteurs de BD, ou les bédéistes comme on les appelle de nos jours, ne savaient pas, en effet, que les deux maisons se livraient une concurrence féroce. Comme Mon Journal avait depuis longtemps son Akim, le roi de la Jungle, Lug, créa vers 62 ou 63 Zembla. Et pour avoir son trappeur à l’image de Blek, Mon Journal créait dès 65 ou 66 Le capt’ain Swing flanqué de l’indien Hibou lugubre et de Mister Bluff. Cette maison fera se rencontrer un jour les deux grands héros, dans un même album, dans deux occasions inédites.

Mais ce que l’on ne savait pas encore, c’est que ces héros que tout le monde portait aux nues avaient surtout pour auteurs des dessinateurs italiens. Les deux maisons s’étaient tout simplement donné pour tâche de les éditer. Mais qu’importaient ces détails ? La jeunesse de l’époque était aux anges ! Les «spécial Kiwi», les «spécial Zembla», les «spécial Rodéo», Les Akim, les Blek, les swing reliés se vendaient comme des petits pains, malgré la dureté de la vie. Une solidarité avait fini par se développer au sein de ce lectorat essentiellement jeune pour qui les deux maisons tiraient à tout de bras : on échangeait, on prêtait les albums lus, on se cotisait pour l’achat de reliés. On avait ainsi de la lecture pour un mois en attendant les nouveaux numéros.

La fin d’un rêve

La décision des autorités algériennes éclatait comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été. Vers les années 70, alors que la production de la BD devenait pléthorique (qui connaissait Ogon, Dan Panther, Samba, Olivier ?…), et que de nouveaux héros faisaient leur apparition : les super héros comme La torche humaine, Sufer Argent ou la femme invisible, l’Etat mettait fin à la diffusion de la BD en Algérie. On imagine la frustration d’une jeunesse aux horizons bouchés. Plus de moyen pour rêver, pour voyager à moindre frais, pour apprendre, connaître… On pouvait, certes, s’approvisionner au marché noir, mais à quel prix ! Le Kiwi ou le Zembla qui faisait 1 ou 1,20 DA passait, au lendemain de cette mesure, à 30 et même à 50 DA ! Le prix ne cessant d’augmenter, il n’y eut bientôt personne pour les acheter. Alors mourut définitivement ou presque ce marché noir. C’est alors que pour égayer une jeunesse en manque, les barrières se levèrent devant quatre BD : Kébir, Tintin, Pif et Rahan. Un tournant se faisait dans l’histoire de la BD en Algérie.

Ailleurs aussi, l’univers de la BD se fissurait. Les maisons Lug et Mon Journal avaient d’autres rivaux. Leurs héros étaient dépassés. Les nouveaux héros avaient d’autres dons, plus exceptionnels : c’étaient l’Araignée, Surfer Argent, la Femme invisible, la Chose. Les américains faisaient une entrée fracassante dans la BD. C’étaient les Comics de Marvel. Les choses n’en resteront pas là. D’autres héros plus fantastiques encore se mettront à défiler. C’est Thor, Hulk, Captain América, Iron Man, la Guêpe&hellip,; ce que l’on désignait généralement sous le vocable : les Vengeurs. Dans cette abondante littérature, Conan le barbare occupe une place à part avec Zara dans la BD américaine. Aujourd’hui, avec la BD Marvel qui commence à dater, la BD japonaise avec les Mangas prend le relai et fait aussitôt fureur. Mais déjà s’amorce un autre tournant : les héros de la BD américaine et japonaise s’invitent dans les programmes de télé sous forme de dessins animés. Ce qui a révolutionné le petit écran ! Entretemps, les anciens Héros qui avaient fait les beaux jours des maisons Lug et Mon journal cessaient de paraître dès 2001. Une page se tourne dans l’histoire de ces deux maisons qui avaient régné sur une partie de la planète et surtout sur tout un continent : l’Afrique. L’Unesco qui a vu quel parti formidable tirer du neuvième art a imaginé pour inciter les jeunes à lire les classiques, de mettre en BD de grandes œuvres comme Le rouge et le noir, Les misérables et d’autres encore.

Ce qui fascinait dans la BD

Ce qui fascine dans la BD, c’est d’abord le trait ; très pur, très précis, il assure la netteté de l’image. On pouvait, dès les premiers numéros de Blek, admirer par exemple des villes comme Boston avec ses tavernes, ses rues dallées de pierres et borées de maisons à un étage, au toit de tuiles rouges, la garnison anglaise qui la garde, les patrouilles des soldats anglais, les forêts peuplées d’indiens, les iroquois, notamment, vivant sur le sentier de guerre, les plaines qui les arrosaient et leurs troupeaux de bisons, les montagnes qui attiraient déjà les chercheurs d’or. Les paysages comme les personnages sont esquissés d’une main de maître. La sensibilité du lecteur est maintenue en éveil de bout en bout. Dans La route de l’ouest, ses auteurs avertissaient que chaque dessein de cet album était un petit tableau ! Le sentiment d’admiration n’exclut cependant pas le sens de l’humour.

Et l’humour n’était jamais loin même dans les situations les plus critiques. Occultis et ses farces, sans compter ses essais scientifiques qui tournaient souvent mal et à ses dépens. Les scènes comiques de Chico, le compagnon de Zagor, qui se fourrait dans les situations les plus invraisemblables. Rasmus et ses démêlées légendaires avec Satanas, le Lynx aux griffes qui se rétracte rarement, qu’il se trouva à côté de ce dernier ou de Pétoulet, la Kangourou (en se demande ce qu’il fait en Afrique), Double Rhum, dont le gosier se desséchait toutes les deux minutes, mais dont la main dégainait vite et l’œil visait juste, tout cela mettait du rire, de la drôlerie partout jusque dans les pages les plus belles et les plus pathétiques. Cependant, à côté de cette éducation artistique, il y avait le langage. Celui-ci se déclinait de deux façons : sous forme de narration dans des résumés lorsque le récit comporte des suites (une manière de maintenir le lecteur en haleine) et de commentaires qui indiquent le déroulement de l’action, et puis sous forme d’échanges verbaux. La bande dessinée est conçue à peu près selon le principe de la pellicule. Mais alors qu’il faut plusieurs cm de pellicules pour reproduire un mouvement du corps, dans la BD, une case suffit. Pour la BD, comme pour le cinéma, le dialogue tient une grande place. Pour montrer que les personnages parlent, on recourt à la bulle. Les dialogues comme les commentaires sont souvent de qualité et les thèmes abordés de façon fort savante permettent d’acquérir une véritable culture dans les différents domaines de la connaissance.

Les anciens lecteurs de la BD, où la seule distraction était le roman, le cinéma et le théâtre (encore plus inaccessible), savent ce qu’ils doivent au neuvième art, devenu le principal vecteur de la culture de masse. Le seul reproche qui était adressé aux anciennes BD, celles des Blek, des Zembla et des Akim, était de couper les jeunes de la réalité. Ces derniers vivaient un monde autre que le leur. L’action se déroulait toujours au passé. Avec Blek, c’est la lutte contre l’Anglais pour l’indépendance américaine. Avec Tex Willer ou Miki le ranger, c’était la guerre contre les trafiquants d’armes ou d’alcool, ou contre les indiens chasseurs de scalps. Mais Marvel et ses héros ou les Mangas offraient-ils mieux, le but étant l’évasion ? Lorsque l’Unesco prenait récemment l’initiative de mettre en BD certains grands classiques, n’a-t-il pas, dans sa sagesse, prévu cet inconvénient ? Quoi qu’il en soit, la BD de l’époque avait intercalé des pages de bonne prose racontant des découvertes ou parlant de pays lointains ou d’hommes célèbres. C’est une manière de répondre à ce reproche justifié ou non. Ce qui est curieux pour nous, c’est que la concurrence entre Lug et Mon Journal était reproduite en quelque sorte à une faible échelle, et faisant schématiquement l’histoire de la BD chez nous, nous nous en voudrions beaucoup de ne pas la mentionner : entre Amar Khodja et Belkassa, les deux libraires sur la principale artère de la ville de Bouira, la rivalité était forte, car les deux librairies n’étaient pas assez éloignées l’une de l’autre, et, souvent, les lecteurs allaient dans les deux, à la recherche de nouveautés. Mais cette concurrence était partout, prélude sans doute au nouvel ordre économique caractérisé par la performance et la compétitivité.

Aziz Bey

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