Matoub Lounès, ou le maquisard de l’identité

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L’année 1978 révéla au public, particulièrement kabyle, et ce dès le premier album qu’il enregistra, un personnage visiblement destiné à jouer les premiers rôles, aussi bien comme artiste qu’en tant que militant. D’une voix particulière, laissant percer un punch et une rage peu communs, le jeune chanteur séduit très vite par son talent et par le contenu sulfureux de ses textes. Son premier album était déjà un énorme pavé dans la mare : l’artiste s’y insurge contre le pouvoir ouvertement et sans ambages, alors que peu d’autres n’osaient qu’à peine quelques insinuations. Accusation de crimes politiques «Ayizem», condamnation de l’occultation de la langue et de la culture amazighes et disposition au sacrifice «Assagi lligh». Que de tabous casse le jeune chanteur intrépide avec une témérité frisant l’inconscience ! Les circonstances s’étaient mises de la partie pour propulser Matoub, déjà sur toutes les lèvres, aux devants de la scène. Avril 1980 sonna le glas d’une révolte d’un peuple excédé par le reniement dont il est victime sur son propre sol. La Kabylie s’enflamma et la jeunesse se leva comme un seul homme bravant la peur et la répression. Comme attendu, le jeune chanteur était aux premières loges animant des galas et distribuant des tracts. S’en est suivie la sortie d’un album qui décrivait la brutalité du pouvoir dans la répression de ce soulèvement pacifique provoqué par l’interdiction d’une conférence de Mammeri à l’Université de Hasnaoua, qui désormais porte le nom de l’écrivain intellectuel. «Yehzen l’wad a3isi» dénonce rageusement la bestialité avec laquelle les franchises universitaires ont été violées par les services de sécurité et plus exactement l’ANP en s’introduisant par effraction dans les résidences estudiantines pour tirer de leur sommeil de paisibles étudiants sur lesquels on lâcha des chiens et qu’on rossa de coups de crosses et de matraques pour les abandonner baignant dans leur sang avant qu’ils ne soient transportés à l’hôpital. Notre chanteur inonda la scène de production allant toujours dans le sens de la contestation et de la révolte, ce qui fait de lui une véritable tête de file du combat identitaire et de la revendication culturelle. Il était de toutes les manifestations et de toutes les marches, galvanisant les troupes par sa seule présence. Il symbolisait pour la jeunesse le courage et l’engagement comme le montraient ses textes magistralement interprétés et largement diffusés. Il était attendu et remplissait à craquer des salles aussi prestigieuses que le Zénith de Paris. Entre-temps, la revendication gagnait du terrain pour être partagée par ceux-là même qui y voyaient au début les choses comme un acte de quelques écervelés frivoles et imprudents. La colère qui grondait dans les entrailles n’augurait de rien de bon et n’avait rien de rassurant, surtout devant un pouvoir cherchant, par le mensonge et la manipulation, à dresser toute l’Algérie contre la Kabylie qui commençait à devenir une vraie menace pour sa quiétude et ses intérêts. Le 20 Avril, date qui a vu les actes barbares du pouvoir contre les étudiants innocents, est devenu une date phare de la revendication culturelle et identitaire. Cette date hantait les esprits des tenants du pouvoir, car elle était marquée chaque année par des actions et des marches qui alimentaient la colère et ravivaient la flamme de la contestation. La décennie noire, qui avait pourtant plongé tout le pays dans le chaos et l’insécurité, n’a éclipsé ni la revendication qui avait continué à s’exprimer avec toute sa virulence, ni l’artiste qui y trouva un autre thème à traiter. Il s’éleva ouvertement contre la nébuleuse islamiste dont il condamna les crimes commis sur tout un peuple et particulièrement son élite. Son texte condamnant l’assassinat de Boudiaf et de tant d’intellectuels, entre autres Tahar Djaout «a Kenza» lui a, au même titre que le reste de ses textes, probablement valu l’enlèvement dont il fut l’objet en 1995 par un groupe armé qui ne le relâcha que grâce à une mobilisation citoyenne sans précédent de la Kabylie. Le onzième anniversaire du Printemps berbère, le 20 Avril 2001, vit un autre dérapage, une autre exaction dictés par la haine et le mépris : l’arrestation d’un jeune lycéen d’Ath Douala, Guermah Massinissa, par la gendarmerie de la localité et qui l’assassina et tenta de masquer le crime en accident. Cet acte odieux, conforté par d’autres dépassements à Béjaïa, a mis véritablement le feu aux poudres. Toute la Kabylie explosa comme un volcan pour sortir et exiger que toute la lumière se fasse sur ce crime. Le pouvoir, par ses habituelles dérobades, finit de plonger toute la Kabylie dans un chaos indescriptible. La jeunesse déchaînée s’en prend à tout ce qui symbolise le régime, notamment son autorité. C’est ainsi que les brigades de gendarmerie furent prises pour cibles allant jusqu’à les contraindre à se barricader dans leurs locaux pour finir par se faufiler discrètement et fuir la Kabylie. Cela passa malheureusement par la mort de plus d’une centaine de jeunes tombés sous les balles des forces de répression. La contestation avait ainsi atteint un point de non retour. Des marches eurent lieu un peu partout pour le même mot d’ordre : reconnaissance de la langue et de l’identité amazighes, condamnation des auteurs et commanditaires de l’assassinat de Guermah Massinissa et de 126 autres jeunes fauchés par les balles assassines des représentants de l’autorité de l’État. La marche sur Alger, ce fameux 14 juin 2001, n’est pas près d’être oubliée. Cependant, l’artiste, faisant des va et vient entre le pays et l’étranger, n’avait à aucun moment cessé de lutter et de contribuer à la revendication. Galas, plateaux de télévisions, interviews, toutes les occasions étaient propices pour crier haut et fort la compromission du pouvoir et la bestialité des crimes des islamistes. Le 25 juin 1998, alors qu’il venait juste de rentrer de France, et sur son chemin vers son village natal Taourirt Moussa, Matoub tomba dans un traquenard et fut tué criblé de balles. La nouvelle de sa mort tomba telle la foudre et ralluma de plus belle le brasier de la colère pour replonger encore une fois la Kabylie dans une colère et une révolte destructrices. Le destin de Matoub est étroitement lié à celui de la question identitaire et du mouvement culturel berbère, son parcours a été parallèle aux péripéties que cette revendication a connues, à telle enseigne qu’il est difficile de dire qui en était le moteur qui propulsait l’autre.

M. Harouni.

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