«Faire valoir le rôle de la femme»

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L'une des cofondatrices de l'association féminine Amzur, Tiziri Idir, expose dans cet entretien le grand projet du collectif à Aït Smail. On y découvre la détermination de ces jeunes filles qui voient grand…

La Dépêche de Kabylie : Un mot sur le lancement de l’association Amzur ?

Tiziri Idir : Un voyage de mille lieues commence inévitablement par un pas. La création d’Amzur a été le résultat de plusieurs situations vécues dans notre société. De ce fait, elle a été créée pour répondre à des besoins précis dans notre commune, comme l’intégration de la femme dans divers domaines de la vie civile et les milieux associatifs. Toutes les conditions ont été favorables pour le lancement de notre association féminine scientifique Amzur après avoir reçu le soutien moral de la société, notamment de la part des acteurs associatifs et des responsables de la commune ! Cependant, l’association a vécu un moment très difficile, juste une semaine avant son premier événement «Opening Day» qui était prévu pour le 31 juin 2018. On avait perdu un pilier important, la personne la plus sage parmi nous, notre chère écrivaine, journaliste et poétesse Kaysa Khalifi. La maman de l’association nous a quittées, que Dieu l’accueille dans Son vaste Paradis. C’est ainsi qu’Amzur s’est retrouvée orpheline dès la naissance, mais rien n’empêche cette orpheline de réaliser le rêve de sa maman et de changer le monde autour d’elle. On a une équipe apte à relever le défi et malgré son manque d’expérience, elle brave les obstacles et les épreuves pour aller au-delà du moule social et de tous les tabous entourant la femme en général et notre communauté en particulier. Une chose est sûre, nous sommes déterminées à ajouter de la valeur à tout ce qui le mérite, «une équipe de choc», comme nous a surnommées notre maire Sadek Reba, dont les membres cofondatrices sont des universitaires au parcours scolaire brillant et une bonne réputation.

Quels sont les objectifs principaux de l’association ?

Nos objectifs se résument dans la valorisation du rôle de la femme et sa participation au développement durable de la commune dans ses trois volets : l’écologie, l’économie et le social. Commençons par l’économie : Issues de familles modestes, des jeunes filles de la commune ont décidé de se manifester dans un cadre bien structuré, celui de la création d’Amzur, une première en son genre dans notre commune. Ceci, afin de contribuer à l’amélioration du quotidien de la famille, de la femme et de l’enfant de la région. Il est clair que la vie rurale est difficile, surtout pour des familles modestes ; la plupart de nos parents sont analphabètes mais d’une grande culture, des parents, notamment des mamans, douées en tout ce qui est artisanal et artistique. Cela donne de la chance à chacune d’entre nous d’être en contact direct avec tout ce que la femme de la région maitrise. Je cite à titre d’exemple : la poterie, le tissage, la broderie, le recyclage, l’agriculture, et les produits de terroir comme les figues sèches (Tazart), l’huile d’olive, la confiture de courge rouge, le tabac, et plus encore. Devant tous ces talents et richesses, on s’est dit que toutes ces potentialités et compétences, ne doivent pas passer inaperçues et qu’il est temps de les faire valoir. C’est ainsi qu’on a décidé d’encourager l’entreprenariat féminin et d’accompagner chaque femme souhaitant s’aventurer dans ce monde extraordinaire, qui donne à la vie le goût particulier de se sentir utile au sein de sa société et de créer du travail au lieu de le chercher. Cela concerne évidemment même les femmes au foyer qui souffrent de leur situation économique et qui n’arrivent pas à s’en sortir. Amzur les accompagnera le long du parcours et s’engage à assurer la commercialisation de leurs produits, en se basant sur une forte stratégie marketing. Le volet écologique, est ce très riche patrimoine naturel que ma commune possède. Mais quand je me promène sur ses routes étroites, je n’aperçois que les sacs poubelles qui jonchent les rivières et les points d’eau détournant le regard de la belle nature. Si une maman s’engage à mettre sa poubelle à sa place, à encourager son fils, sa fille, son mari à l’y mettre aussi en respectant les horaires de passage du camion poubelle, alors nous aurons gagné sur tous les plans. Arriver à trier et recycler ses déchets fait aussi partie de nos objectifs. Ce qui est encourageant, c’est que moralement, les familles de la région sont prêtes à s’impliquer. N’oublions pas que jadis, on avait l’habitude de trier, au point où on avait pratiquement zéro déchet. On triait tout; les résidus alimentaires sont destinés aux poules et aux chiens, les épluchures des légumes et fruits sont pour les chèvres, les sachets en plastique pour le tissage de ce qu’on appelait «aɛlaw n nnilu», une sorte de tapis traditionnel, les vêtements usés, on en tissait et fabriquait «aɛlaw bu icelḥuḥen», une couverture épaisse, sorte de paillasse. Des bouteilles en plastique, on fabriquait des objets décoratifs. Aujourd’hui, si on relance cette culture, on ne sauvera pas seulement notre environnement, mais ça sera aussi un acquis économique. Le volet social est un volet très important sur lequel on commence à travailler actuellement. On essaye de construire une bonne fondation sociétale qui résiste aux oscillations et aux secousses. Pour y arriver, on croit que la meilleure façon est l’investissement en capital humain, notamment la femme et l’enfant qu’il faut encourager à innover en les formant notamment en «soft skills». Il faut les informer des enjeux économiques et écologiques actuels, leurs rendre confiance en eux-mêmes et en l’autre. Pour notre premier événement, la journée d’ouverture de cette première édition a eu comme thème «Sortir de sa zone de confort». On avait reçu quatre techwomen algériennes, à savoir Nassima Berrayah, Djamilla Daouche, Amel Chennouf et Selma Bekkouche qui ont animé des conférences-débats dans un environnement paisible, face à une population assoiffée de savoir, une population qui respire l’espoir et qui mérite d’être bien encadrée.

Comment jugez-vous l’adhésion des femmes rurales d’Aït Smail jusque-là ?

Je ne veux pas zapper cette question bien que j’ai peur de l’amère vérité. C’est vrai que la population a bien accueilli la naissance d’Amzur et ses activités, mais peu sont les familles qui ont osé envoyer leurs filles, je dis bien filles, puisqu’on n’a aucune femme mariée parmi nous. Je ne sais ce qu’est au juste ce phénomène que l’on vit, mais personnellement je le rapproche d’un manque de conscience. Des femmes qui ont peur du changement, et ont adopté un mode de vie enclin à rester dans sa zone de confort. Des familles victimes de tabous sociaux, qui ont peur que la femme sorte de la maison pour une activité autre que celle de leur préparer du pain chaud !

Étes-vous optimiste quant à la capacité du collectif de booster les activités féminines dans la préservation du patrimoine local ?

Encourager l’entreprenariat féminin, assurer l’accompagnement à chaque femme qui veut se lancer, et prendre en charge la commercialisation des produits sont trois facteurs qu’Amzur estime primordiaux pour faire valoir le potentiel de nos femmes, et les motiver à faire de leur mieux pour exploiter leurs talents. Du coup, les transmettre aux nouvelles générations. Amzur s’engage aussi auprès des jeunes filles de les former dans tout ce qui est artisanal, tout en ajoutant la touche technique et scientifique. Rendre Ait-Smail une usine de production qui répond aux normes et aux besoins du marché national et même international ne demande que la réunion des forces du bien de la commune, une bonne volonté et un engagement de la part de la société. Si on réussit à améliorer le quotidien économique de la famille qui s’engagera dans notre démarche, on viendra à bout de l’absurde phrase que colportent les ennemis du patrimoine disant : «je n’ai pas besoin d’apprendre à tisser, il y’a la couette».

Qu’est-ce que vous projetez de faire, comme début ?

Tout est relatif. Avec le manque d’expérience, disons qu’on est en train de faire le diagnostic de la société. On ne peut pas prendre de risque. Chaque erreur pourra nous coûter chèr. Donc comme début, on a préféré commencer par des formations, des conférences et des journées de sensibilisation. On a organisé deux événements, «Opening day» et «The best choice» afin d’orienter les nouveaux bacheliers. On est aussi en train d’animer des ateliers de langues : ateliers d’apprentissage de la langue française, destinés aux enfants âgés entre 10 et 15 ans. Ils ont été entamés le 26 juillet et dureront le long des vacances. Un autre atelier «anglais de communication» destiné aux étudiants et aux lyciens, a été animé par M. Boukhentach Lkheyer, un bénévole. On envisage aussi de lancer un atelier destiné aux femmes analphabètes de la région afin de les aider à lire et écrire en tamazight, en arabe et en français, selon leurs choix respectifs. Ce qui est appréciable dans ces ateliers, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de formations académiques, mais de tout un mode de vie à transmettre. Autrement dit, c’est à travers nos ateliers qu’on essaie de semer l’amour du partage, d’améliorer la capacité de s’exprimer, de s’adresser au public et de connaitre de près les problèmes de la population. On compte lancer, prochainement, les ateliers de tamazight destinés aux jeunes de la région, on recherche un enseignant bénévole pour les assurer.

Vous êtes de la génération qui a pu mettre sur pied la première association féminine dans la commune. Un tabou est-il cassé ?

Vraiment je ne sais pas. Notre société est plus complexe qu’on ne peut l’imaginer. Si je parle de nous en tant qu’équipe, nos familles se plaignent de nos sorties quotidiennes, ce n’est pas parce qu’elles sont contre ce qu’on fait, elles en sont plutôt contentes et fières, mais elles nous comparent tout le temps aux voisines et cousines qui passent leurs vacances chez elles et qui ont un mode de vie plus stable, selon elles. Sinon tout se passe bien. Pour les tabous, ce sont des tabous sans racines et sans fondements. Ils sont divers et touchent tout le monde, pas seulement la femme ! La détermination et la bonne volonté pourront tout changer. Est ce qu’on a cassé certains tabous ? Je dis qu’on est ici pour ça, mais je répète qu’il s’agit de ces absurdités contraires à la logique et au bon sens. Une chose est certaine, c’est en voie. Un petit exemple de notre hypocrisie : les femmes ne font pas leur shopping chez nous pour les raisons que l’on sait tous et qu’on détourne en prétextant que nos boutiques ne vendent pas un bon produit, alors qu’il y est quand il s’agit des hommes. Pour leurs achats, nos femmes n’ont aucune gêne à aller «se montrer» ailleurs (puisque c’est de se montrer qu’il s’agit). Une hypocrisie qui a un prix et qu’on accepte. Rares sont les filles ou les femmes de chez nous qui font leur shopping dans la région ! Elles partent ailleurs, pas trop loin, la plupart prennent Kherrata pour destination, que ce soit pour acheter leurs vêtements ou ceux de leurs enfants. N’est-ce pas un tabou absurde que de se cacher des siens pour s’exposer aux étrangers ? Économiquement, l’essor du commerce dans la région profitera à ses enfants par un moyen ou par un autre.

Quelques mots sur la participation de l’association à la Startup Week-end à Tipaza

Une startup assez particulière, qui diffère bien des autres. C’était la première édition green au niveau national. D’un côté, il m’a permis d’élargir mon networking, d’être en contact avec des experts dans divers domaines, dont M. Karim Djerboua qui a beaucoup apprécié mon projet, ce qui m’encourage à me lancer sur le marché. D’autre part, je me suis dit : «Pourquoi pas chez nous?». Il y avait là-bas des femmes porteuses de projets artisanaux, qui possèdent des cartes de visites, des pages Facebook, une chaine YouTube et qui envisagent même d’avoir des sites internet. Des femmes âgées qui ont l’esprit entrepreneurial, et qui sont même en compétition avec des jeunes. Je me suis alors dit (nous étions, à ce moment-là dans la première étape de la création d’Amzur), voici le type d’intégration dont la femme de la région a besoin. Voici le type d’événement dont on aura besoin à Aït Smail. J’ai même parlé avec Nassima Berrayah à ce propos. Oui, c’est à Tipaza que j’ai compris le concept de l’innovation.

Pour conclure ?

On n’a pas de baguette magique, mais on a une volonté qui peut mieux faire.

Entretien réalisé par M. K.

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