Ce n’est qu’un départ…

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Disparu avant-hier, Chérif Kheddam a marqué profondément la scène culturelle kabyle pendant plus d’un demi-siècle.

Lorsqu’on évoque son nom, c’est inévitablement au musicien qu’on pense en premier lieu. C’est que ses notes et ses partitions sont d’une prégnance assez forte pour marquer le plus béotien d’entre les auditeurs. Il est maintenant établi que c’est lui qui a mis sur l’orbite de la modernité la chanson kabyle avant que perce d’une manière éclatante la génération des années 1970 avec Idir, Ferhat Imazighen Imula. Il a, de ce fait, innové d’une façon extraordinaire dans le domaine musical si bien que beaucoup de gens “oublient” que ses musiques sont montées sur des chansons, c’est-à-dire des poèmes. Et dans ce chapitre précis, Chérif Kheddam s’est révélé un grand poète lyrique et romantique qui a composé des textes que ni le temps ni les vicissitudes de la vie ne pourront effacer. Son répertoire est d’une diversité étonnante. L’auteur a chanté l’amour avec une rare sensibilité dans des tableaux magnifiques pleins d’émotion et de subtile tendresse. Il a chanté la patrie, l’Algérie, la Kabylie, avec la conviction inébranlable d’un patriote doublé d’un esthète éclectique, ce qui lui a permis de fouiller dans les pierres, les ravins et les monts du pays, de héler à partir des buttes et des collines ses compatriotes exilés en ville ou à l’étranger, de chanter le hosanna pour le basilic du jardin, la rose des haies, l’herbe des prés, l’arbre des forêts et les cailloux des sentiers et des raidillons. Né le 1er janvier 1927 au village des Ath Bou Messaoud (Ferhounène), dans la wilaya de Tizi Ouzou, Chérif Kheddam est l’aîné de cinq enfants dont le père, Omar, ne savait ni lire ni écrire, mais, muezzin, il était un homme pieux et respecté. Achour Cheurfi donne une biographie assez complète du chanteur dans son Dictionnaire biographique des écrivains algériens (Editions Casbah, 2003). Il nous apprend que Chérif Kheddam appartient à une modeste famille maraboutique affiliée à la confrérie des Rahmania. En 1932, le père émigre en France, et à son retour en 1936, il décide d’envoyer son fils à l’école française située à 17 km. Toutefois, les conditions étant dures, il change d’avis et l’envoie chez Cheikh Oubelkacem de la zaouïa des Boudjellil, située en face de Tazmalt, dans la wilaya de Bgayet. “C’est à la zaouïa, en internat, que l’on apprécie sa voix pour la première fois en psalmodiant le Coran», écrit A. Cheurfi. En 1942, il termine son cours coranique après avoir appris par cœur les soixante versets du Coran. N’ayant pas d’occupation précise au village, il finit par débarquer à Alger à l’âge de 12 ans pour travailler comme journalier dans une entreprise de construction à Oued Smar. Il y reste trois années pendant lesquelles il fait connaissance avec des militants nationalistes et prend conscience des rapports de domination établis entre les colons et les “indigènes”. Suite à une dispute avec son patron, il quitte Oued Smar pour se rendre en métropole en septembre 1947. Il s’établit à Saint-Denis puis à Epinay. De 1947 à 1952, il exerce dans une fonderie et, de 1953 à 1961, dans une entreprise de peinture. Parallèlement à son dur métier, C. Kheddam prend des cours de solfège le soir chez des particuliers. On le retrouve en 1954 au sein d’une troupe de musiciens qui jouait dans des cafés. Accompagné de leurs morceaux, Chérif chantait. Il lui arrivait de taquiner la muse en grattant la guitare au milieu du groupe. Ses compagnons artistes se rendent compte que son passage par la zaouïa n’était pas inutile puisque sa voix était déjà travaillée par l’exercice de la psalmodie. Cheurfi écrit à ce sujet : “Mais, ayant rompu avec le sacré rien ne lui interdit de prendre en charge le profane. Parce qu’il ne pouvait pas se dresser comme son père au faîte d’un minaret, il chercha donc, par des voies détournées, comment agencer des notes de musique et plus tard diriger un orchestre.” Tahar Djaout écrit à propos de l’exil de Chérif Kheddam : “C’est en France où il arrive à l’âge de 21 ans qu’il découvre vraiment l’art : la chanson maghrébine, arabe ou occidentale, les films égyptiens. Chérif Kheddam s’intéresse à tout cela de façon presque ludique. S’il y a chez lui une “arrière-pensée” professionnelle, il ne se prend pas pour autant au sérieux, ne pense pas pouvoir un jour vivre de l’art. Pour la chanson kabyle de l’époque, la scène était occupée par Slimane Azem, Cheikh El-Hasnaoui et Alloua Zerrouki. (…) Tout en demeurant sensible à toute belle musique, Chérif Kheddam se sent de plus en plus attiré par l’art occidental. Il découvre la musique classique, s’en imprègne, éprouve pour elle un grand penchant.” (Ruptures, n°3 du 27 janvier au 2 février 1993). C’est en 1955 qu’il compose sa première chanson A yellis n’tmurtiw enregistrée le mois de juillet sur un disque 78-tours grâce au concours d’un ami français, libraire de profession, qu’il avait connu en 1949 à Montmorency. Ce premier enregistrement fut réalisé à compte d’auteur au prix de 600 francs anciens.

L’ascension depuis A yellis n’tmurtiw

La diffusion du disque par la RTF (Radio-Télévision française) lui assura un certain succès. Remarqué dès cette première œuvre, Chérif Kheddam fut recommandé à la boîte Pathé-Marconi EMI (filiale italienne) qui lui établit un contrat en 1956. Il compose pour Radio Paris, puis pour l’ORTF plusieurs morceaux exécutés par le grand orchestre de la radio sous la direction de Pierre Duvivier. D’autres pièces sont interprétées en 1963 par l’orchestre de l’Opéra comique. “Dès ses débuts, écrit Tahar Djaout, Chérif Kheddam a été considéré comme un révolté un enfant indocile qui bouscule les conventions et les tabous. Dans une société aussi austère que la société kabyle traditionnelle, où la beauté même est suspecte, les chansons de Chérif Kheddam ont paru, à la fois par leur élaboration harmonique et leurs thèmes souvent hardis notamment dans le registre amoureux, déroutantes, presque inconvenantes. Mais du côté de ses confrères chanteurs, on a compris que la démarche de Chérif Kheddam est une démarche d’avenir. Son exemple ne tarde pas à être suivi. A tel point qu’une sorte d’école s’est constituée juste après l’indépendance.” Chérif Kheddam acquiert les bases de la musique orientale auprès du grand Mohamed Jamoussi, et pour développer sa technique musicale, il prend des cours chez le professeur Fernand Lamy, inspecteur des conservatoires nationaux de musique en France, maître du grand orchestre italien Roberto Benzi. Cela lui permit d’établir un équilibre harmonieux entre les mélodies orientales et les influences occidentales. Après l’étude du solfège, de l’harmonie, les leçons de luth et de piano, le voilà armé pour affronter la composition. Avec plus d’ouverture sur le monde extérieur, il conserve la base mélodique de la chanson kabyle, mais la transforme, la façonne, la rénove pour lui donner un style», écrit à ce propos A. Cheurfi.

Nadia, Djurdjura et la nouvelle métaphore

Pendant l’année 1958, Chérif Kheddam composa et enregistra certaines de ses plus belles chansons : Nadia, Djurdjura, Khir Ajellav n’Tmurtiw, entre autres. Chérif Kheddam, qui a une très haute idée de la poésie, ne se considère pas comme un poète : il a répété à qui veut l’entendre que, pour lui, la musique est plus importante que les paroles, témoigne Tahar Djaout. Et pourtant, les compositions poétiques de notre chanteur sont d’une extrême sensibilité d’une rythmique envoûtante faisant mouvoir un appareil métaphorique d’une originalité certaine. Qu’il chante la femme kabyle, la montagne du Djurdjura, l’exil, la patrie, l’indépendance, l’amour et ses déboires, Chérif Kheddam exalte des valeurs esthétiques indéniables et s’éloigne du moralisme ambiant ayant marqué certains chanteurs de l’époque. La chanson Alemri est un exemple de réussite poétique et musicale qui fait partie des œuvres éternelles de l’auteur. T. Djaout, marqué par ce poème, l’a traduit quelques et publié dans son journal hebdomadaire Ruptures. En 1963, Chérif Kheddam rentre au pays et prend contact avec la Chaîne II de la radio nationale qui l’engage aussitôt.

Les années algériennes

Il avait animé plusieurs émissions de radio, mais c’est avec Ighennayen Uzekka qu’il sera connu et hautement apprécié pour avoir déniché des talents, conseillé et encouragé les nouveaux venus au monde de la chanson. Son émission équivalait à un sévère jury qui donnait le quitus à un avenir artistique pour le candidat ou le conseil pour s’éloigner d’une aventure où il risquerait de perdre du temps et de l’énergie pour rien. Aït Menguellet passa “l’examen” avec succès. Dans un témoignage vidéo (Meskud igenni), Lounis avoue sa surprise et en même temps sa joie lorsque Chérif Kheddam lui demanda si c’était lui-même qui avait composé la chanson qu’il venait d’exécuter. Puisque C. Kheddam en était frappé à ce point, il n’y avait donc rien à redire : le chemin vers la gloire est tout tracé. D’autres futures vedettes comme Idir, Imazighen Imula et le groupe Yougourten sont passés par les services précieux de C. Kheddam. Il est aussi sollicité comme professionnel dans une commission d’écoute en kabyle et en arabe au sein de l’ex-RTA. C’est grâce à lui que la chorale du lycée Fadhma-N’soumer fut créée. L’idée se propagea aux autres établissements jusqu‘à sélectionner plus tard les chorales du lycée Amirouche et du lycée El Khensa, d’où sortira par exemple la célèbre Malika Domrane.

Une thématique dense et plurielle

La chanson de Chérif Kheddam traite merveilleusement de tous les thèmes de la vie. L’on peut affirmer que le point de rencontre ou le sujet fédérateur de ces thèmes est l’amour : amour de la beauté féminine, amour pour sa patrie, sa région et son identité et enfin amour pour l’art : “La beauté et l’art ont pris Toute ma vie Mon âme va avec eux ; Jusqu’à m’oublier.” Que voit l’artiste dans son rêve ? Une belle mélodie qui chasse son ennui. Il a chanté la liberté de la femme qui “ne doit avoir d’autre voile que celui de sa pudeur et de sa dignité” dans une chanson qui date de 1961 : “Quel est le voile d’une femme libre ? C’est le sens, la dignité qu’elle possède, Elle se passe allègrement du voile et du haïk. Puisque nous nous disons modernes, Laissons-la travailler et élever ses enfants. Elle doit avoir sa part dans la réflexion.” Hymne au pays natal, odes dédiées à la terre nourricière et chant pour la patrie éternelle sont les grandes épopées musicales et poétiques de Chérif Kheddam. Ainsi dans Aha kker zwi imanik, il appelle la jeunesse à se réveiller et à prendre en charge le patrimoine fabuleux laissé par nos ancêtres : “Lève-toi et dépoussière-toi ; T’est pris par la somnolence ! Les richesses que recèle ton pays Attendent un geste de ta part. Jette un regard vers le legs de tes ancêtres Regarde un peu en arrière. Tu as bien des aïeux Et ne dérive pas d’un chêne.” Peut-on parler de Chérif Kheddam sans citer Nouara, la diva qui l’a accompagné dans un grand nombre de ses chansons et à qui il a composé des poèmes et des musiques ? Cet heureux mariage artistique entre deux sommets de l’art est sans doute un exemple unique dans la chanson kabyle en matière d’harmonie, de symbiose esthétique et d’affinités électives. Monument de la chanson dans ses corpus poétique et instrumental, Chérif Kheddam aura été un exemple d’artiste humble et profond, de visionnaire en matière d’art et de pédagogie pour avoir formé et propulsé de grands talents devenus célèbres par la suite. Il marque ainsi d’une empreinte indélébile la chanson et l’art kabyles.

Amar Naït Messaoud

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