Accueil Évènement «Ayahviv n’tagrawla»

COMMEMORATION - Il y a 24 ans, disparaissait Mustapha Bacha… : «Ayahviv n’tagrawla»

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Triste matinée que ce lundi 8 août 1994. Je me trouvais à Béjaïa, quand on m'appela du siège national du RCD à Alger, pour m'annoncer la plus effroyable des nouvelles : la mort de Mustapha Bacha.

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Par Djamel Ferdjallah

Un moment abasourdi, j’ai pensé d’instinct à un attentat terroriste. Ce phénomène qui emportait au quotidien, des cohortes de militants démocrates, journalistes et intellectuels, sans compter les éléments des corps de sécurité et les simples citoyens. Tout cela avait rendu la menace inéluctable, sur les responsables politiques que nous étions. L’assassinat de 122 militants de notre camps et des dizaines de milliers de citoyens, nous interdit par décence de nous appesantir sur les tentatives récurrentes qui ont ciblé la plupart d’entre nous. Comme tant d’autres, j’y ai échappé miraculeusement, au moins à des reprises. Nous vivions en permanence dans la hantise des attentats, sachant que nous faisions partie des cibles prioritaires, compte tenu de nos positions résolument offensives face à ce mouvement insurrectionnel armé inédit. Ironie du sort, c’était Mustapha Bacha qui m’annonça, huit mois avant, l’assassinat, à Badjarah, de feu Rachid Tigziri, notre secrétaire national à l’économie, par un groupe armé. La nouvelle du décès de Bacha a eu l’effet d’une bombe sur les militants. On avait beau expliquer que celui-ci avait été terrassé par une crise cardiaque, personne ne voulait croire à la thèse de la maladie. Il est vrai que la situation générale était telle qu’il était devenu inimaginable qu’un homme politique succombe de mort naturelle.

C’est dire l’état de sinistrose qui s’était emparé de l’opinion publique. Bacha n’a certes pas succombé suite à un attentat terroriste, mais je suis persuadé que c’est l’épuisement, conjugué à une affection cardiaque, qui a eu raison de sa vie.

Le domicile familial à Tassaft Ouguemoun grouillait de monde, venu des coins les plus reculés de la Kabylie et d’ailleurs, rendre un ultime hommage à ce syndicaliste, épris de justice et de liberté. La veillée funèbre était empreinte d’une gravité solennelle, accentuée par des cantiques religieux entonnés par des khouanes qui donnaient de la voix, dans la pure tradition mortuaire kabyle.

Au chevet du disparu se tenait le père de celui-ci, dans une posture d’austérité et surtout de dignité, propre aux hommes rudes des montagnes. Autour du lit mortuaire, se recueillaient, dans un mutisme religieux, ses compagnons de lutte de toujours et du moment, à savoir Said Sadi, Khalida Toumi, Amara Benyounès, Mustapha Hammouche, Ferhat M’henni et Djamel Ferdjallah.

Hormis Hammouche et moi même, les autres venaient de rentrer précipitamment de Paris. Désarçonnés, nous avions du mal à réaliser ce qui nous arrivait, tant la dimension de ce militant, hors norme, allait créer une vacuité politique et organique impossible à combler. Voilà un camarade à la vitalité légendaire qui passe subitement de vie à trépas, sans préavis… En ces moments d’accélération du mouvement pendulaire de l’Histoire, il n’était pas facile de faire le deuil d’un si vaillant militant. Cette Algérie, meurtrie et sanguinolente, venait de perdre l’un de ses illustres serviteurs. C’est à peine si, dans notre délire surréaliste, nous n’étions pas tentés de reprocher au disparu sa virtuelle désertion des terrains de lutte, à un moment où la perspective démocratique avait besoin de disposer de ses acteurs les plus performants. Je garde de lui cette plaisanterie prémonitoire:

Un jour que je l’accompagnais du côté du Télemly pour rendre visite à un proche, il s’est mis, comme il avait parfois l’habitude de le faire, à me taquiner sur mes croyances religieuses que j’assumais d’ailleurs sans façon. Poussant les limites de la dérision, je lui répondis à la manière d’un imam en lui rappelant que Dieu était maître de tout et de tous, et qu’il lui suffisait de mettre en panne le souffle systolique du cœur de l’être humain pour que survienne la mort instantanément. J’étais loin d’imaginer, au moment où je prophétisais, que mon ami Mustapha allait succomber à une rupture cardiaque. Quarante-huit heures avant son décès, alors qu’il assurait la coordination du parti à partir de Tizi-Ouzou, il m’appela le soir pour s’enquérir de la situation générale, comme il avait l’habitude de le faire. Ce jour-là mon interlocuteur parut un tantinet anxieux. Intrigué, je l’interrogeai sur son attitude, il me répondit : «Toi au moins Djamel, tu réponds à mes appels téléphoniques, ce n’est, hélas, pas le cas de certains qui préfèrent s’inscrire aux abonnés absents». Le voyant dans cette solitude psychologique, j’ai tenté de le rassurer : «Écoute Mustapha, il se pourrait que les personnes auxquelles tu penses ne sont pas là au moment où tu appelles». Je n’ai pas eu l’impression de l’avoir rassuré. Curieuse que son attitude à quelques heures du trépas. Etait-ce un sentiment de prémonition de la fin proche qui le rongeait, où se sentait-il victime d’une cabale destinée à le déstabiliser. Mystère et boule de gomme. L’enterrement était un événement marquant à plus d’un titre. Des personnalités de tous bords politiques, des syndicalistes et des acteurs de la société civile ainsi que des milliers de citoyens anonymes, avaient bravé le péril terroriste, pour venir accompagner notre regretté Mustapha à sa dernière demeure. Même les « frères ennemis » du FFS étaient représentés par le plus populaire d’entre eux, Said Khelil. Matoub Lounes arrivera un extremis de Paris, au moment de la levée du corps. Trois jours après, le chantre de la chanson amazighe demandera à s’entretenir en privé avec le père de Bacha. On apprendra que Matoub avait suggéré à Dda Mohand une chanson en hommage à ce militant infatigable des causes justes. Il semblerait que le père, qui est rétif à la notoriété, aurait accepté la proposition de Lounes, à la condition que le nom de Bacha ne soit pas cité. Ce qui fut fait, à travers la chanson «Ayahviv n’tagrawla»

Un pan de notre vie commune…

J’ai connu Mustapha Bacha en 1989, à la création du RCD.

A l’époque, je n’imaginais pas que le sort allait me propulser aux plus hautes fonctions du parti, où j’ai dû exercer des responsabilités de premier plan, un quart de siècle durant. Séduit par le projet et le parcours remarquable des fondateurs historiques de cette jeune formation, je n’avais pas résisté à la tentation exaltante de me rapprocher des thèses de ce parti atypique du champ politique national. Réfractaire au départ à tout embrigadement partisan, je n’avais conçu mon adhésion que sous l’angle de la « sympathie active ! ».

Le destin en a décidé autrement, puisque je me suis retrouvé, presqu’à mon insu, aspiré par la responsabilité. Et c’est à la faveur d’une succession de conjonctures, plus ou moins heureuses, que j’ai fini par évoluer au plus haut niveau de la hiérarchie politique. Au préalable, j’ai dû faire mes preuves, en propulsant Béjaïa, qui venait de sortir d’une sérieuse crise organique, à la première place, en termes de fiabilité et d’effectifs militants. Au congrès extraordinaire de Novembre 1991, Said Sadi me confia la plus contraignante des responsabilités, en me proposant au poste de secrétaire national chargé de l’organisation.

J’ai franchement hésité, non pas pour l’étendue de la tâche, mais d’appréhension à assumer le redoutable privilège de succéder à ce monument vivant qu’était Mustapha Bacha. Il en sera ainsi, grâce aux encouragements de celui-ci, qui ne ménagera jamais ses efforts pour me prodiguer ses conseils avisés.

C’est cette proximité politique qui me vaudra l’opportunité de connaitre et d’apprécier ce pur produit de la clandestinité. Un homme politique d’envergure, tribun redoutable, il avait ce don oratoire de galvaniser les foules. Dans les débats, il faisait trembler les salles de conférences par sa faconde au verbe corrosif et à la polémique aiguisée. Il avait aussi une lecture et des analyses pointues des événements. Des enseignements hérités de son parcours épique au sein des groupes d’extrême gauche trotskystes. Le RCD doit à Bacha les premiers textes statutaires et réglementaires de son fonctionnement. A la tête du secrétariat national à la formation, il rédigera le manuel du militant, opuscule de recommandations destiné à la formation politique des adhérents. Homme de terrain éprouvé, il avait cette capacité inouïe d’intervenir sur le tas, pour réorienter ou changer le cours d’un mouvement de foule, en fonction de la situation et des objectifs assignés à la manifestation. Je l’ai vu sortir Said Sadi de nulle part, pour booster une foule ou pour susciter une réaction de ferveur populaire, destinée à impressionner et à créer le buzz médiatique. Lors des consultations entre le pouvoir et les partis politiques, destinées à préparer la conférence de l’entente nationale en 1993, j’avais fait partie de la délégation du RCD conduite par Mustapha Bacha. Devant rencontrer les représentants de la présidence de la République, rendez-vous fut pris à la résidence d’Etat « Djenane El mitaq » située sur les hauteurs d’Alger. Une fois sur les lieux, nous fûmes accueillis cordialement au niveau de la cafétéria huppée de la résidence, par des officiels dont un haut gradé de la hiérarchie militaire. Au bout d’un moment d’échanges d’amabilités, nous nous sommes aperçu qu’on nous avait déjà embarqués dans le vif de l’ordre du jour, alors qu’on attendait de rejoindre une salle de réunions pour entamer les discussions. Jugeant le lieu inopportun, M. Bacha exprimera son désappointement de devoir traiter d’un sujet aussi grave que l’avenir de la nation, dans un lieu destiné à la dégustation. Suite à cette remarque, j’ai vu le visage de l’officier supérieur changer de physionomie, devant ce qu’il a dû considérer comme une insolence infligée à son auguste personne. Nullement impressionné, Bacha enfoncera le clou en lui assénant: «Désolé Messieurs, le RCD respecte trop le pays et ses militants pour ne pas discuter de choses aussi sérieuses dans un… bar». Et VLAN !!! On était à deux doigts du clash, quand, dans un geste de résignation, notre interlocuteur, craignant un esclandre aux conséquences politiques certaines, nous invita à prendre place dans une des salles de conférences de la résidence. J’ai eu l’occasion de rencontrer ce haut gradé plus tard, à l’occasion d’une autre rencontre, il me confiera à propos du disparu : La mort de Monsieur Bacha n’est pas seulement une perte pour le RCD, mais elle l’est aussi pour tout le pays ».

Venant de la bouche d’un décideur et qui, il n’y a pas si longtemps, considérait ce type d’hommes comme des subversifs, cela sonne comme un aveu de reconnaissance officielle du combat de cette génération de militants. Comme revanche sur le sort, Mustapha Bacha ne pouvait pas avoir meilleure épitaphe. Repose en paix, du sommeil du juste, mon ami, mon frère.

D. F.

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