«Accélérer le défrichage de la poésie ancestrale»

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Agé de 53 ans, marié et père de quatre enfants, Mustapha Bentahar est médecin omnipraticien et poète. A ce titre, il a édité en 2011 son premier livre consacré au poète, Ali N’bouarour,

décédé en 1929 à Mechtras. Eclairages.

La Dépêche de Kabylie : Comment avez-vous été attiré par la poésie ?

Mustapha Bentahar : Les débuts remontent au primaire, à l’âge de 8 ans. Il est fort probable que ça soit lié à l’absence de mon père durant ma tendre enfance. Chaque fois qu’il m’arrivait de questionner ma mère sur mon père, elle me répondait qu’il était toujours Moudjahid, au maquis de Tunis. Ce n’est qu’à l’école, lorsqu’on m’alignait avec les fils de Chahid que j’ai compris que mon père était tombé au champ d’honneur, en 1958, 28 jours après ma naissance. La vérité m’avait été cachée, jusqu’à ma rentrée à l’école. Je pense que c’est ce choc-là qui réveilla du plus profond de moi, cet amour pour la poésie.

Parlez-nous de vos premiers débuts dans la poésie ?

C’est au CEM. C’est là que j’ai commencé à monter sur scène sous le pseudonyme de Youcef Ath Si L’Hocine. Youcef c’est mon prénom, celui que j’ai porté pendant 28 jours, durant la période où nous ignorions encore la mort de mon père. Dès l’annonce de la nouvelle, je dus donc changer de prénom, pour porter celui de mon père, Mustapha. Quand à Ath Si L’Hocine, c’est notre nom familial originel avant l’arrivée des Français en Algérie.

Ce souci précoce de vous réapproprier votre identité généalogique ne vous prédisposait-il pas, en quelque sorte, à l’anthropologie ?

Oui, sans le moindre doute, qu’il y a relation entre le choc de la perte du père et ma quête identitaire qui telle un déclic, s’exprimait en moi, dès mon jeune âge.

Néanmoins, je suis médecin de formation et non pas anthropologue, bien que j’ai commencé très jeune à me sentir proche et concerné par cette science. En vérité c’est depuis que j’ai entendu en 1972, pour la première fois le dicton qui dit : «Quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle», prononcé par les animateurs de la chaîne II de l’époque, Ben Mohamed et Ali Necib dit Ali Amazigh, entre autres. Du coup, je me suis davantage intéressé aux travaux de Mouloud Feraoun, et plus tard, Mammeri, Youcef Nacib, Kateb Yacine et Younès Adli. Ceci, sans oublier Bessaoud Mohand Arab, le père de tifinagh, à qui je tiens à rendre hommage, car c’est grâce à lui que j’ai pu réaliser mes recueils. C’est tout cela qui fusionnait en moi jusqu’à m’intéresser à l’anthropologie. De fil en aiguille, ce fut durant mes recherches qui me prenaient tout le temps que je ne passais pas au CEM, notamment par les témoignages des vieux, que j’ai entendu l’histoire de Ali N’bouarour, dont ils citaient lors de leurs conversations des vers de ses poésies. Je fus tellement subjugué par le personnage, que depuis cette époque, j’ai commencé à accumuler des archives sur la vie et l’œuvre du poète, avec le vœu de les rendre publics, un jour. Il m’aura fallu attendre jusqu’en 2011, pour éditer à compte d’auteur Ali N’bouarour.

Avez-vous d’autres projets s’agissant d’autres poètes méconnus de la région ?

La région du sud de la wilaya renferme des trésors, s’agissant de la vie spirituelle, culturelle et artistique des siècles derniers. J’ai eu à le constater à travers mes sorties et recherches. Mais je ne suis pas anthropologue pour m’atteler à une telle tâche. Je suis médecin, et à ce titre, je me dois d’être à la disposition de mes patients. C’est pourquoi je lance un appel à tous les passionnés de notre patrimoine, chercheurs, enseignants, anthropologues à se saisir de l’opportunité de l’existence de traces et de personnes vivantes pouvant contribuer à retracer les itinéraires de toutes ces personnes de chez nous, qui demeurent malheureusement dans l’oubli. Je pense en premier lieu à Sidi Ali Oulhadj, le visionnaire kabyle, décédé en 1937. Il est considéré comme le Jules Verne kabyle ; toutes ses prédictions se sont avérées justes et fondées. Il eut à prédire au début de 1900 la fin du colonialisme, entre autres. A ce jour, ses prophéties sont relatées dans diverses circonstances par des citoyens de toute la région. Voici un illustre homme, entre tant d’autres, qui mérite une recherche approfondie sur le patrimoine qu’il a légué. Il y a aussi Si L’hadj Tahar, décédé en 1906, un grand érudit dont les parents furent tués par les Français tandis que d’autres membres de sa famille furent déportés en Nouvelle-Calédonie. Les terres de Sid L’hadj Tahar furent confisquées et il mourut dans la misère. Pour rappel, Si Mohand Ou M’hand est également décédé en 1906. Son père est son oncle paternel furent eux aussi déportés en Nouvelle Calédonie. Des coïncidences historiques qui méritent d’être relatées et étudiées. Pour revenir à votre question sur mes projets s’agissant de poésie, je prépare tout de même un recueil de mes propres poésies. Il est en bonne voie, et j’espère qu’il sera sur les étals en fin d’année 2012, ou début 2013.

Pour revenir à votre livre édité en 2011, n’est-il pas excessif de qualifier Ali N’bouarour de successeur de Si Mohand Ou M’hend ?

Non, aucunement. Déjà parce que l’entame de l’œuvre poétique de Ali N’bouarour a coïncidé avec la mort du grand Si Mohand Ou M’hend. Leur composition poétique a, en toute logique, une ressemblance. De plus, tous deux furent des personnes errantes, libres de toute attache. Une autre caractéristique qui les faisaient ressembler est que tous deux ne répétaient jamais leurs vers ; il y a aussi leur vie religieuse qui était instable pour tous les deux. Ils passaient aisément du tapis de prière à l’absinthe, qu’ils évoquèrent d’ailleurs dans leurs poésies. C’est pourquoi, j’estime qu’il n’y a aucune sorte de prétention à mettre en exergue cette affinité des deux styles de poésie. Il y a toutefois un autre fait nouveau dont j’aimerais faire part, quant à la symbiose entre les deux hommes, et qui n’est pas mentionné dans le livre, car, je n’arrivais pas à le confirmer avant la parution de mon livre : c’est l’entrevue à la mosquée de Mechtras entre Mohand Ou L’Hocine, accompagné de Si Mohand U M’hend d’une part, et cheikh Si Ali Toumi et Ali N’bouarour, d’autre part. Cheikh Ali Nath Toumi était alors le chef des Zaouïas d’Ath U Amrane à Mechtras, qui était alors une école coranique, dont les élèves rejoignaient l’internat de Sidi Ali Moussa à Maâtkas, pour l’apprentissage des 60 versets du Coran. Quant à l’interprétation du livre Saint, elle se faisait à la zaouia de Sidi Mansour, du coté de Fréha. Quelques années plus tard, Si Ali Ath Toumi devint le chef de la zaouia de Sidi Ali Moussa à Maâtkas, après un procès intenté contre le préfet d’Alger et qu’il gagna pour la restitution de ce lieu de culte et de savoir, que l’administration coloniale avait fermé auparavant. Si j’en parle aujourd’hui, c’est que j’ai eu confirmation de ce fait. De plus, les vieux qui ont témoigné s’agissant de la teneur de l’entrevue faite début 1900, parlent d’une succession entre les deux poètes, sous la bénédiction de Si Ali Toumi Nath Ouamrane. Voilà pour ma part les traits de ressemblance qui me paraissent des plus importants pour parler de successeur, dans le sens de continuité d’une poésie d’une même époque, formulée par deux sensibilités similaires qui se rejoignent par leur vécu et leur perception de la vie.

On vous laisse le soin de conclure…

Je tiens à remercier votre quotidien ainsi que tous les autres médias pour le soutien qu’ils m’ont à chaque fois manifesté. De même que toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont contribué à la réussite de ce premier tirage. Je tiens à vous annoncer que la traduction en langue arabe de Ali N’bouarour est en bonne voie. Elle sera réalisée par le docteur en Lettres arabes, M. Berouane Mohamed Sadek, enseignant aux universités de Hasnaoua et Casablanca. La traduction sera sur les étals au cours du deuxième semestre, Inchallah.

Propos recueillis par Saliha Laouari

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