Virée à la forteresse de Mohamed El-Mokrani

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L’insurrection d’Avril 1871 reste étroitement liée au 16 Mars 1871, un repère qui renseigne sur l’histoire d’un homme hors du commun, Mohamed El-Mokrani en l’occurrence. D’une bravoure exemplaire, à la tête d’un bataillon d’hommes, il avait attaqué une caserne militaire à Bordj Bou Arréridj, signifiant à ses alliés d’avant qu’il avait choisi de s’opposer à eux par la force.

Ce coup de starter était à l’origine de la révolte paysanne contre l’armée coloniale qui s’était propagée à travers toute la Kabylie et le mot d’ordre était suivi par tous les Kabyles qui s’étaient soulevés comme un seul homme pour chasser l’ennemi. Peut-on aussi parler de la Kalaâ d’Ath Abbas sans évoquer la famille des Mokrani, car c’est elle qui a fondé cette citadelle inexpugnable. Autant de raisons qui nous ont guidés à visiter cette forteresse légendaire qui comptait avant la colonisation environ 7 500 habitants. Certains soutenaient même qu’elle était, à l’époque, du même rang que la ville de Béjaïa. Suite à une délocalisation durant la guerre de libération nationale de 1954/62, des familles éparpillées un peu partout à travers les localités de la région, à l’indépendance une centaine seulement d’entre elles sont retournées à la Kalaâ d’Ath Abbas. En quittant Ighil Ali, le chef-lieu communal pour se rendre à la Kalaâ, la route est en ascension sur 4 kilomètres avant de s’engager sur du plat, sur environ 10 kilomètres. De plus en plus qu’on progresse, la nature sauvage étale son charme avec des paysages enchanteurs à couper le souffle dominés par des forêts et des pinèdes faits de pins d’Alep, d’autres arbres rabougris et de végétation verdâtre. À ce décor fabuleux s’ajoutent des villages perchés sur les protubérances des collines ou collés comme des ventouses à leurs flancs. Des villages typiquement Kabyles gardant leur beauté éblouissante avec des maisonnettes collées l’une à l’autre. Construites dans un même style avec de la pierre locale et charpentées avec de la tuile rouge et séparées avec des ruelles étroites et proprettes, on les regardant de loin on les voyait comme une seule maison. Pour bien apprécier cette nature sauvage, nous nous sommes arrêtés en plein maquis pour descendre de la voiture et se détendre le temps d’humecter le gosier d’eau fraîche, d’humer à plein poumon l’air pur et sentir le parfum enivrant que dégagent les différentes lavandes. On se croyait dans un paradis terrestre de l’escapade qui impressionne l’esprit et dépayse la vue. En arrivant à un carrefour, un panneau de signalisation indique que la Kalaâ est située à 7,5 kilomètres de là en suivant une route sinueuse et étroite tracée sur un flanc d’un grand massif montagneux. Nous arrivons à la forteresse qui étale toute sa grandeur avec ce muret qui l’entoure sur plusieurs kilomètres, lequel est construit avec de la pierre locale d’une hauteur d’un mètre cinquante et d’une largeur d’un mètre. Le muret est tombé en ruines à certains endroits. La forteresse possède plusieurs portes mais nous, nous entrons par la porte sud où se trouve juste à côté une cabane servant de mausolée que les villageois visitent à n’importe quel moment de l’année, nous explique-t-on. En avançant un peu plus loin, on arrive à un cimetière de Chouhada où gisent les épaves d’un avion que les Moudjahidine ont abattu durant la guerre. Les friables de l’avion et le nombre de 162 chouhada transcrits sur une plaque en marbre montrent à quel point les accrochages qui avaient eu lieu dans la région étaient importants. Les paras français pour se venger des braves Moudjahidine qui leur donnaient du fil à retordre en leur tendant des embuscades s’en prenaient aux civiles sans défense, en les torturant et en les tuant sans épargner les maisons qu’ils détruisaient en bombardant le village qui a enfanté les héros d’avril 1871 et de novembre 1954. Le village avait été détruit à 80%. Ne ce contentant pas des destructions et des tueries, les paras, pour couper les vivres aux Moudjahidine, avaient délocalisé toute la population vers Ighil Ali et BBA.

Le village fut quasiment anéanti !

Arrivé à l’entrée du village qui semblait être désert ce jour-là nous avons marqué une halte à la placette où se trouve la mosquée. Un jeune est venu à notre rencontre et nous a conduits au mausolée où reposent les héros Mokrani. Sur la longue façade de la mosquée est scellé un mémoriel retraçant la vie du héros El-Mokrani. A côté se trouve le mausolée des Mokrani. A l’intérieur et sur un deuxième mémoriel est écrit : Mohamed El-Mokrani né à El-Kalaâ d’Ath Abbas en 1815 et décédé à Oued Souflate dans la région de Bouira le 05/05/1871. Secondé par son frère Boumezrag et Cheikh Aziz Belhaddad de Seddouk et à la tête de 20.000 cavaliers, il a livré une bataille farouche aux troupes de l’armée coloniale. Derrière le mausolée se trouve l’ancienne demeure des Mokrani. Cette maison qui a connu une grande épopée sera restaurée et un mausolée digne de ce nom sera édifié aussi au même endroit, nous informe-t-on. À 100 m de là se trouve un Bunker datant de 1871. L’intérieur est construit en briques et formé d’arcades, des anneaux sont scellés aux murs. Il a été utilisé comme armuriers et poudrières, disent certains. D’autres sont allés jusqu’à dire qu’un canon a été fabriqué et a servi durant l’insurrection de 1871. L’histoire qui nous a été racontée sur cette famille fait état que Mohamed El-Mokrani est issue d’une famille noble établie auparavant à Béjaïa, une ville à l’histoire millénaire très convoitée par les peuples du pourtour de la méditerranée pour ses richesses et ses beaux paysages qui attiraient pour la détente. Chaque peuple était venu avec armes et bagages pour s’y installer et les derniers étaient les Français. Et ce sont les Mokrani qui partaient à l’assaut pour les chasser. Seulement, parfois ils gagnaient la bataille et parfois ils la perdaient et se faisaient tuer ou emprisonner. Au 15e siècle, ils ont trouvé l’astuce d’aller s’établir au massif montagneux d’Ath Abbas. Quand ils s’avéraient vaincus à Béjaïa, ils se replièrent. Durant le règne de l’empire Othaman, la région d’Ath Abbas a connu plusieurs émirs dont le premier fut Benabderrahmane El-Mokrani, aïeul de Mohamed, qui était le premier à s’y installer. Il avait eu le mérite de fonder la Kalaâ en décidant de s’installer définitivement dans la région. Vite, il a acquis une aura en se distinguant après qu’il eut bien géré quelques événements, montrant sa justesse, sa bravoure et sa droiture. Tenant compte de ses qualités, les citoyens lui reconnurent une autorité et un dévouement sans faille. À sa mort, son fils Ahmed lui succéda et se donna le titre de Roi. Il mourut en 1510. Et depuis à la Kalaâ d’Ath Abbas, une forteresse perchée sur une colline à quelque 900 mètres d’altitude au milieu d’un grand massif montagneux et forestier, le pouvoir et les biens des Mokrani sont légués de père en fils.

Au cœur de l’histoire des Ath Abbas

Les Français après leur arrivée dans la région vers les années 1830 ont fait d’Ahmed El-Mokrani leur allié. Ils l’avaient même hissé au rang de Bachagha. Quelques années après, l’autorité française, voulant porter atteinte à son prestige, avait sorti une ordonnance, lui retirant ainsi le pouvoir sur certaines tribus de Kabylie et des Ouleds Nail. Percevant cette décision comme un coup de sabre dans le dos, il s’est isolé dans son royaume d’Ath Abbas de 1845 à 1847. Il mourut en 1853 et le gouverneur français, employant le bâton et la carotte, a profité de cette occasion pour séquestrer une partie des terres à son fils Mohamed El-Mokrani qui sera promu Bachagha en 1861 lors d’une cérémonie de décernement d’une médaille de la légion d’honneur. Entre 1866 et 1869, l’invasion de criquets et la sécheresse ont ruiné les paysans qui mourraient par milliers des suites d’épidémies qui se sont déclarées dans la région. Mohamed El-Mokrani a distribué tous ses stocks de céréales sans pouvoir juguler la famine qui sévissait. Il a même fait appel aux usuriers juifs pour des emprunts d’argent qui lui ont servi pour acheter des céréales chez les minotiers des hauts plateaux. Cela n’a guère amélioré la situation qui était des plus critiques. Le décret mettant fin au pouvoir des militaires pour l’attribuer aux civils a mis dans l’embarras Mohamed El-Mokrani qui s’est vu réclamer la signature des actes hypothécaires sur ses biens au profit des usuriers juifs, devenus Français, qui lui ont prêté l’argent. Voyant que ce sont ses terres qui sont visées pour être confisquées, il a rendu son titre de Bachagha à l’autorité française qui le lui a refusé. Dans la deuxième lettre qu’il a adressée à sa tutelle, il lui a expliqué que désormais, il a pris le maquis. Joignant le geste à la parole, le 16 mars 1871, voulant coûte que coûte en finir avec ses alliés, à la tête d’un bataillon, il signa le premier attentat contre une caserne militaire à BBA. N’ayant pas l’effectif en hommes et des munitions pour mener seul une guerre contre l’armée française, il fit appel à Cheikh Mohamed Améziane Belhaddad de Seddouk Oufella, guide de la puissante Tarika Rahmania. Après des semaines de palabre, le Cheikh aurait refusé de participer à la guerre contre une armée jugée puissante. Ne perdant pas espoir, Mohamed El-Mokrani s’est adressé alors à Aziz Caïd des Amouchas et Mhand, les deux fils de Cheikh Aheddad. Ils ont pu influencer leur père qui a accepté de faire un appel au djihad en laissant un dicton : «Ray Dhamchoum maâna athnagh». Le 8 avril 1871, Cheikh Aheddad malade et âgé, épaulé par ses deux fils, s’est rendu au marché pour lancer un appel au djihad devant des milliers de fidèles, les exhortant à combattre l’ennemi. Toutes les régions de Kabylie et d’ailleurs se sont ralliées à l’insurrection en se lançant à l’assaut des troupes françaises qu’ils ont fait reculer jusqu’à la Mitidja, mettant en péril tout le système colonial. La réponse de l’autorité française ne s’était pas fait attendre. La France a mis fin au conflit armée l’opposant à l’Allemagne pour renforcer ses troupes en Kabylie en hommes et en munitions. Voilà comment l’armée française a réussi à prendre le dessus sur les insurgés lors de cette insurrection où le premier grand chef tué fut Mohamed El-Mokrani, un certain 5 mai 1871. Le reste fut arrêté et jugé au tribunal de Constantine, en 1873. Cheikh Belhaddad a été condamné à 5 ans et mourut en prison au bout de 5 jours comme il l’a souhaité, les autres ont été déportés à la Nouvelle Calédonie, une île du pacifique. Leurs familles ont subi des représailles inhumains et des châtiments aux effets durables dans le temps et l’espace. Leurs meilleures terres séquestrées et des amendes leurs ont été infligées. La somme des amendes imposées était très importante du fait que la France s’était acquittée avec sa lourde dette envers l’Allemagne. Nous avons quitté la Kalaâ, ce monument historique haut en faits d’armes, qui a enfanté des hommes de valeur qui ont inscrit dans l’histoire leurs noms en lettres d’or. Ce magnifique royaume ne cessera jamais d’attirer de nombreux visiteurs qui se rendent pour se recueillir sur la tombe de Mohamed El-Mokrani, s’imprégner de son histoire millénaire et découvrir un grand village qui séduit avec ses maisonnettes anciennes à pans de bois. Quiconque visitera la Kalaâ ne s’empêchera pas d’y retourner.

L. Beddar

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