Sidi Ali Moussa n’a pas oublié…

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29 décembre 1959-29 décembre 2016. Cinquante-sept ans sont passés. L’Algérie s’est extirpée du joug colonial au prix fort. Mais si le temps est passé, les traumatismes des gens qui ont vécu les horreurs de la colonisation sont toujours vivaces et les stigmates indélébiles.

A Sidi Ali Moussa, comme dans les confins de toutes les régions algériennes, la population, hommes, femmes, enfants, vieux et jeunes, a eu son lot de souffrances et d’exactions de la part de la soldatesque française. Ce que les plus âgés du village ne peuvent effacer de leur mémoire. Surtout pas cette journée du 29 décembre 1959, où des villageois ont été tués et d’autres enterrés vivants. Ce sont ces souffrances dont ont tenu à témoigner les survivants du massacre, jeudi dernier, lors de la journée commémorative du 57ème anniversaire de la tuerie. Une journée de recueillement et d’hommage aux martyrs. «Pour que nul n’oublie», ont soutenu ces témoins de l’Histoire. Les intervenants ont d’abord rappelé les circonstances qui ont mené à cette réaction sauvage de l’armée coloniale. Quelques jours avant cette journée macabre, les villageois, sur instruction des moudjahidine et conduits par un groupe de moussebline, ont creusé plusieurs tranchées sur une longue distance sur la route menant au village de Sidi Ali Moussa et ceux du même versant. L’objectif recherché par cet acte était d’empêcher les soldats français d’arriver rapidement auxdits villages, afin de permettre aux moudjahidine qui y trouvaient refuge de se replier dans les maquis avoisinants à temps et de leur donner le temps de tendre une éventuelle embuscade aux ennemis, apprendrons-nous. Pour ce 57e anniversaire du massacre, l’association scientifique «Le chemin du savoir», sous l’impulsion du fils de chahid, M. Sahel Youcef, a tenu à marquer l’évènement par un ensemble d’activités commémoratives, en collaboration avec l’APC de Souk-El-Ténine, l’ONM, l’ONEC, le musée régional de Tizi-Ouzou, la commission chargée de l’écriture de l’histoire de la wilaya III historique et plusieurs associations de la région. La journée a été entamée par une minute de silence, suivie de la levée des couleurs et la lecture de la fatiha à Ighil Mechkou, lieu du drame et où a été érigé un monument en hommage aux martyrs. Ont assisté à la cérémonie les deux P-APC des deux communes de la daïra, le nouveau chef de daïra, des élus APW, le chef de la Sûreté, le commandant de Gendarmerie, des représentants de l’ONM et de l’ONEC, le directeur du musée régional de Tizi-Ouzou, des représentants des comités de villages, le mouvement associatif et beaucoup de citoyens. Les présents ont ensuite rejoint l’école Khales Said de Taghlit où ils ont assisté à la projection de photos de la région et d’un film documentaire réalisé par la télévision nationale, retraçant l’histoire de la révolution dans la région et de toute la Kabylie. Le documentaire évoque les diverses tentatives du colonisateur de faire plier la région, en vain. On y souligne notamment ce qui est appelé La force «K», un complot qui visait l’infiltration des maquis kabyles et que le génie de Krim Belkacem et ses compagnons ont pu retourner contre le gouverneur Jack Soustelle et ses services secrets.

Des rescapés de la tuerie témoignent

Le moment le plus émouvant de cette journée de commémoration fut néanmoins, et sans nul doute, celui où des rescapés de la tuerie ont apporté leurs témoignages. Le premier à avoir pris la parole, c’est M. Sahel Youcef, fils de chahid, ancien P/APC de la circonscription, ancien enseignant d’histoire dans divers collèges et lycées de Maâtkas et actuellement inspecteur de l’éducation et doctorant en Histoire à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou. Il mettra l’accent sur la nécessité de valoriser l’Histoire locale : «Les grands moments de la révolution, comme son déclenchement, le Congrès de la Soummam, la grève des huit jours, la bataille d’Alger, les accords d’Evian, les actions diplomatiques&hellip,; sont suffisamment connus. Mais tout ce qui s’est passé dans les régions, et qui est très important aussi, ne l’est pas et reste disparate. Il y a énormément de déperdition, alors que ces évènements pourraient constituer un socle pour la mémoire collective de tous les algériens», dira-t-il. Il regrettera par ailleurs que la matière d’histoire soit souvent méprisée par les collégiens et les lycéens, par manque de sensibilisation. Pourtant, dira-t-il, «35% des programmes scolaires sont consacrés à l’histoire de l’Algérie». Au sujet du rôle particulier de Maâtkas dans la révolution, l’intervenant soutiendra que cette région s’est engagée corps et âme pour la cause nationale, «et cela bien avant la révolution. Elle fut l’un des lieux de prédilection pour Krim et ses lieutenants, dont les Zammoum, Ouamrane et Ali Mellah, pour la tenue de leurs réunions et comme lieu de refuge», argumentera-t-il. Il précisera que nombreux furent les hommes dépêchés de Maâtkas vers la Mitidja pour les besoins de la préparation d’attentats, à la veille du 1er novembre 1954. «Sur les 200 hommes envoyés par Krim à Boufarik et à Blida la veille du 1er novembre, il y avait un bon nombre de la région de Maâtkas. Je citerai à titre d’exemple Si Rezki et Si Abderrahmane de Charfa. Et pendant la révolution, 692 de ses enfants sont tombés au champ d’honneur, sans compter ceux qui ont survécu», détaillera-t-il. Il conclura son allocution en exhortant les jeunes générations et les associations à mieux s’intéresser à leur Histoire et à veiller à sa valorisation. S’en suivirent les témoignages bouleversants de deux rescapés du carnage. A 75 et 77ans, et malgré les 57 ans qui les séparent de l’évènement, Manseur Arezki et Takharboucht Med Ouali, ne sont pas près d’oublier cette journée macabre, où ils ont assisté à la mort de 9 de leurs proches. Eux-mêmes l’ont frôlée. «Suite à l’acte de sabotage de la route que nous avions commis, l’armée française a débarqué le lendemain et a emmené 25 villageois. 4 sont morts sous la torture au niveau du camp et le corps de l’un d’eux a été jeté dans la décharge d’ordures. Quant aux 5 autres, et là c’est le comble de l’horreur, ils ont été froidement exécutés devant l’ensemble du village et jetés dans les fossés que nous-mêmes avions creusés, sous les yeux de leurs femmes et enfants. Les soldats ont même obligé les femmes de ces derniers à leur jeter de la terre pardessus. Certains étaient encore vivants et tentaient vainement de s’extirper du poids de la terre qu’on leur jetait», ont raconté les deux témoins devant une assistance en larmes.

“Son fusil a bloqué lorsqu’il allait tirer…”

Sachant que ces villageois étaient de mèche avec les maquisards, les soldats français cherchaient à obtenir des renseignements sur leurs caches et activités, mais en vain. «L’un des soldats a essayé de tirer sur moi quand mon tour est venu, mais son fusil a bloqué. Je n’ai eu la vie sauve que grâce à un des nôtres qui a simulé connaître la cache d’armes des moudjahidine, au moment où le soldat chargé de mon exécution allait tirer une seconde fois sur moi, après avoir décoincé son fusil. J’ai profité de ce moment d’inattention, où tout le monde s’est tourné vers le villageois qui prétendait vendre la mèche pour me fondre dans la masse. N’était-ce le sacrifice de cet homme, beaucoup d’autres auraient été abattus», raconte encore Manseur Arezki.

El Hadj M’hend Iakouren, responsable et commissaire politique puis chef de secteur de la région de Maâtkas de 1959 à 1961, a lui aussi apporté son témoignage sur la guerre de libération dans cette région. «J’ai été affecté comme responsable ici à Maâtkas, au début de l’opération ‘’Jumelles’’. Mais je connaissais cette contrée bien avant et je peux vous assurer que la guerre a duré 11 ans ici à Maâtkas. Elle avait commencé en 1947. Vu l’engagement de la région, la France ne lui a accordé aucun répit. A la veille du déclenchement de la guerre en 54, elle comptait déjà 47 hommes prêts au combat. C’est aussi là que fut blessé le lieutenant Rabah Krim, frère de Belkacem. Il est mort à Maatkas, après avoir qu’on a désespérément essayé de le soigner dans un abri à Ighil Aouene», témoignera-t-il. M. Iakouren rendra également hommage aux femmes de cette région : «Elles ont participé activement à la révolution. Lorsque j’étais blessé, suite à un accrochage à Berkouka, c’est une femme du village de Thamadhaghth Ouzemmour qui m’a secouru, soulevé et porté, pour que je sois soigné dans un autre village, Iakouchen en l’occurrence. C’était un engagement total et sans faille que celui de cette région qui a maintenu la cadence malgré le fléchissement constaté dans certaines autres régions. Elle mérite respect et considération», dira-t-il. Le directeur du musée régional de Tizi-Ouzou, M. Chabane Hemcha, a quant à lui salué l’initiative et a assuré la disponibilité de son institution à accompagner toute entreprise de ce genre. «L’avenir appartient aux peuples qui ont la mémoire longue. Et c’est pour ça que je vous propose, pour immortaliser cette journée et tous les grands évènements qui ont eu lieu dans cette région, la réalisation d’un film documentaire avec des témoignages vivants. Il faut profiter de la mémoire des moudjahidine et autres acteurs ou témoins encore vivants. Le musée régional de Tizi-Ouzou est prêt à y contribuer», promettra le responsable du musée qui a, par ailleurs, mis à la disposition des organisateurs une série de photos qui retracent des pans entiers de la révolution. Il a également apporté quelques réponses à certains questionnements dans la salle sur quelques évènements qualifiés d’équivoques par certains. Tout au long de cette journée de commémoration, une exposition-photos était ouverte aux visiteurs. Ils pouvaient y découvrir les visages des victimes du massacre de ce 29 décembre 1959. Il s’agissait de Zaidi Ali Ben Belkacem, Taleb Si Ahmed, Bellouni Mohammed, Chaouadi Salah, Zaidi Arezki, Mesbah Bélaid, Abba Belkacem, Rabahallah Tahar et Sadoudi Mohammed.Des diplômes d’honneur ont été remis aux familles des chouhadas, aux moudjahidine, ainsi qu’aux participants et invités, en fin de cette journée, qui a été également marquée par un débat passionnant sur la guerre de libération nationale. Tous les intervenants ont tenu à saluer l’initiative de l’association «Le chemin du savoir» et à rendre hommage à l’universitaire, M.Sahel Youcef, principal instigateur de l’évènement et à qui revient le mérite de l’érection du monument aux martyrs, du temps où il était maire de la commune, à l’occasion du 25ème anniversaire du 1er novembre 1954, en 1987.

Rabah A

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