«Les rituels pour mieux abreuver la tradition»

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Dans cet entretien, Mme Nora Belgasmia, maître de conférences à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, parle de yennayer et de ses rituels.

La Dépêche de Kabylie : Comment un rite est-il à prendre au sens anthropologique du terme ?

Nora Belgasmia : Un rite est une pratique sociale, ou individuelle se caractérisant par le sacré ou la symbolique. Il est à prendre, au sens anthropologique du terme, comme culte préexistant et ancré dans les traditions orales. Ce qui est le cas des sociétés non-occidentales. Selon l’anthropologue Lévi-Strauss, les rites ont souvent deux caractéristiques essentielles : celle du stade de l’«avant» par rapport à l’«après » et l’aspect «répétitif» de la pratique rituelle. Parmi les rites que connaissent les sociétés humaines en général, il y a les rites individuels. En effet, certains gestes de la vie quotidienne sont ritualisés, tel l’emmaillotage du bébé, la mise au lit des enfants et bien d’autres gestes qui frôlent la superstition. Au-delà de l’individu, il y a les rites qui concernent toute la communauté, ceux qu’on nomme communément les rites de passage, dont la naissance, la circoncision, la fécondité, les fiançailles, le mariage, la mort et l’enterrement. Les pratiques qui entourent ces rites et leur aspect habituel, donnent lieu à ce qu’on appelle le rituel.

Quelle est la part réservée tant à la tradition qu’au rite dans yennayer ?

Tibura n ussegwas ou bien «les portes de l’année» représentent les mois de l’année, et yennayer en est la première porte à s’ouvrir sur l’avenir. Par porte, on se représente l’ouverture sur l’opulence qui ne se réalise que par le truchement de l’agriculture directement lié au climat, lequel devrait être favorable à la terre nourricière. L’esprit de yennayer tourne autour de tout ce que le sol peut nous offrir comme blé, orge, olives, fèves, pois-chiches… et autres mets pouvant être emmagasinés tout au long de l’année. Yennayer reste la porte qui détermine les autres. C’est le mois qui enclenche le calendrier agraire quant bien important, notamment, auprès des populations villageoises. C’est dans ce sens que tout événement marquant la communauté se fête par le biais de la nourriture, et la tradition orale se doit de le pérenniser. Les rituels qui alimentent la tradition orale kabyle sont nombreux. Chaque événement marquant la vie des individus est, ainsi, traduit par des pratiques ancestrales qui se perpétuent à travers les âges. Parmi elles, la naissance, la circoncision, le mariage et bien d’autres aussi nombreuses que ce que peut offrir la vie et ses aléas. Il y a, à titre d’indication, une pratique très ancienne animée par l’esprit de yennayer de par les ingrédients qui y sont utilisés. Cette pratique est d’origine villageoise, mais elle est transposée en ville par la communauté kabyle vivant à Constantine par exemple: il s’agit du rituel de Tighimit n lufan, une pratique qui revêt un caractère symbolique en tant que tradition en mouvance. Les rituels destinés à l’enfant surtout au garçon, sont fort nombreux. Tout est prétexte pour marquer le premier jour où il s’assied, ses premiers pas, sa première coupe de cheveux, sa première sortie au marché. Dans certains foyers, on fête même le premier jour de la scolarisation. Ce dernier a son propre rituel qui consiste à couper une corde entre les jambes de l’enfant tout en versant de l’eau au même moment. Ceci permettrait au futur écolier d’assimiler les leçons et la connaissance aussi rapidement que se déverse l’eau parterre. De plus, vers l’âge de cinq ou six mois après la naissance de l’enfant, qu’il soit garçon ou fille, on pense à le faire asseoir pour la première fois. Ce rituel nous interpelle particulièrement car il est pratiqué chez la diaspora kabyle se trouvant dans les villes arabophones du pays, comme c’est bien le cas de la diaspora kabyle de Constantine. Il est à signaler que ce rituel est destiné au garçon et à la fille qui se partagent les mêmes faveurs. Il est, ainsi, le seul rituel qui ne fait pas de distinction entre les deux sexes : garçon comme fille jouissent d’un même statut au même pied d’égalité. Le jour de tighimit n lufan, on ramène tabaqit, qui est un grand plat en bois ou en terre cuite servant à rouler le couscous dans lequel sebƹa isufar (sept mets) sont mélangés, exactement comme dans imensi n yennayer. Ainsi, les céréales tels les fèves, le blé, les pois-chiches, les haricots secs, les lentilles, les pois cassés, mais aussi des crudités comme les amandes, noix, cacahuètes, noix de cajous, figues sèches, dattes, bonbons et œufs. Tous ces ingrédients sont mélangés à d’autres entremets au gré de la saison. On rajoute par-dessus des objets non comestibles tels un stylo, des pièces de monnaie, un livre… L’objectif étant de remplir le plat en bois, sur lequel doit s’asseoir l’enfant. Entouré de toutes ces belles couleurs, ce dernier profitera de sa position et de toute l’attention de l’assistance et se penchera d’une manière instinctive pour prendre un quelconque objet parmi toutes les choses sur lesquelles il se trouve assis. C’est l’interprétation du choix aléatoire d’un objet qui demeure intéressante dans cette pratique rituelle. Ainsi, si l’enfant choisit des stylos, on prédit qu’il deviendrait un grand intellectuel, s’il choisit les pièces de monnaies, on prédit qu’il deviendrait riche et puissant, et s’il prend du blé, il serait un agriculteur. Le rituel en lui-même se déroule dans une ambiance festive, dans la joie et la bonne humeur.

L’esprit de yennayer apparaît-il exclusivement dans le choix des sept mets ?

L’esprit de yennayer apparaît dans le choix des sept mets, mais aussi dans le partage et l’union. On se partage tous les entremets ainsi que les crudités. Quant au repas, il faudra attendre le septième jour pour le préparer. Entre temps, les sept mets mélangés entre eux sont mis dans de l’eau pendant sept jours afin que leur cuisson soit facile. Le repas de cet événement est nommé «Seksu s wuftiyen», du couscous fait à base de blé qui aura doublé de volume, de fèves, de pois-chiches et autres céréales. Il va sans dire que la préparation de ce plat donne lieu à un repas de partage et d’offrandes à distribuer à toute la famille proche, mais également à tout le voisinage. L’étape suivante consiste à suivre les premiers pas de l’enfant. À chaque fois que l’enfant fait un pas en avant, on lui jette de l’eau sur le sol pour qu’il soit aussi rapide que l’eau. Il faudrait juste veiller à ce qu’il ne glisse pas dessus. Par ailleurs, Tighimit n lufan est l’un des exemples mettant en exergue l’esprit de yennayer et permettant l’exploration de l’imaginaire et des représentations sociales dans la tradition orale en migration, une tradition orale en mouvance d’un milieu tantôt rural tantôt urbain. La mouvance révèle, aussi, la tradition dans toute sa quintessence, mais sa cohésion et sa continuité sont menacées par cette même mouvance. Au gré du temps, la tradition baigne dans un système de «création/improvisation», ce qui lui confère de l’inventivité malgré son caractère reproductif. Le concept de l’oubli qui la frappe et la pérennise au même temps, est un mal pour un bien. Dans «Les fantômes de l’identité», histoire culturelle et imaginaire algérienne (2004), Mourad Yelles écrit : «L’oubli permet, en effet, d’opérer une sorte de tri permanent, à l’intérieur du fond sans cesse accru d’éléments culturels. Il joue un rôle important dans l’évolution du stock imaginaire et réajuste l’offre et la demande en élaguant les pratiques ou les représentations devenues caduques pour ne retenir que celles qui présentent une fonctionnalité et une pertinence suffisante aux yeux des acteurs sociaux» (p.29). Les rituels, dans leur globalité, ne se détachent de la tradition que pour mieux s’en abreuver. La tradition reste en perpétuelle innovation malgré son caractère séculaire, puisqu’elle se transmet d’une génération à l’autre, mais elle devrait s’adapter et se réajuster pour mieux avancer avec le temps.

Entretien réalisé par D. Timzouert

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