«Dire azul en 1970 était condamnable !»

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Militant de la cause amazighe depuis les années 70, Boudjemaa Agraw livre, dans cet entretien, quelques clés pour comprendre la genèse d’un mouvement à rebondissements, où la lutte pour la reconnaissance de tamazight a été un long combat.

La Dépêche de Kabylie : Étant un militant des causes justes depuis les années 70, comment, selon vous, le Printemps berbère 80 à fait bouger les lignes en Kabylie, voire en Algérie ?

Boudjemaâ Agraw : Avant 80, il faut bien rappeler qu’il y avait eu énormément d’actions. À l’époque, tout ou presque se faisait à Alger. Étant moi-même résident dans cette wilaya, j’ai été depuis la mi-60, avec évidemment d’autres amis, militant de l’Académie berbère. Donc, nous étions en contact avec Bessaoud Mohand Arab, Taos Amrouche et les autres. L’un des membres de cette académie qui m’a le plus marqué est sans conteste Ramadhan Amazigh, qui était un père pour nous tous. Toujours durant les années 70, en sus d’être correspondants de l’académie berbère, nous avons constitué à la cité universitaire d’El-Harrach un groupe de musique en interprétant des chansons engagées avec le concours de notre parolier Moh Cherbi, parolier du groupe Meksa, aujourd’hui écrivain et homme de culture. Les actions qu’on avait organisées en 1976 ont été empêchées par des islamistes affiliés à une organisation estudiantine. Voulant savoir, quelques jours plus tard, pourquoi ils ont empêché l’organisation de notre spectacle, ces derniers nous ont clairement dit qu’ils nous ont pris pour des communistes, et l’organe central du parti unique leur avait aussi dit que nous étions, nous Berbéristes, pires que les communistes. Pire que ça, on leur avait murmuré à l’oreille qu’on allait jeter tous ceux qui ne sont pas amazighs à la mer. Ironie de l’histoire, ces mêmes personnes ont, il y a quelques années de cela, voté pour que tamazight soit langue nationale et officielle. La même année, soit en 1976, lors du match JSK – NAHD, un travail de fourmi a été accompli auparavant par les militants de la cause amazighe au niveau des campus de Ben Aknoun, la Fac centrale et la cité Universitaire d’El-Harrach. Tout était passé en douce. Il faut souligner, également, que les militants du PAGS étaient, à l’époque, très actifs. Le noyau dur de notre mouvement se trouvait à la Fac centrale, où Dda l’Mouloud donnait ses cours. Lors du match au stade du 5 juillet, à l’intonation de l’hymne national, ont s’était levé comme un seul homme pour scander nos slogans : «À bas la dictature», «Liberté d’expression», «Tamazight, tamazight»… Au départ, personne ne comprenait le sens de notre action. Pour nous, c’était notre première action d’envergure. À partir de là on s’était dit on a désormais vaincu la peur et cerise sur le gâteau, la JSK a remporté la coupe d’Algérie. Dans ce cheminement, je tiens à rendre hommage à l’Académie berbère qui a revendiqué tamazight depuis l’indépendance. Dans les années 70, je peux vous dire qu’on avait vécu des périodes difficiles, car le fait de dire ‘azul’ à haute voix à côté de la Fac centrale, pouvait vous conduire dans les locaux du commissariat central et être taxé d’antirévolutionnaire, de réactionnaire ou d’agent étranger. Mouloud Mammeri nous disait : «J’ai neuf étudiants, trois sont Kabyles, trois autres non Kabylophones et les autres de la sécurité militaire. La troupe Nadjma, Ferhat Mhenni et ce que les autres militants avaient fait à cette époque-là étaient un prélude au 20 avril 80.

La lutte pour la reconnaissance de l’identité amazighe a été longue. Depuis la fameuse crise berbériste de 1949, la Kabylie a vécu au rythme des mouvements de protestation, parfois dramatiques, comme ce fut le cas en 2001. Tous ces mouvements étaient-ils intrinsèques au combat identitaire de la région ou, au contraire, provoqués pour des raisons que seuls leurs commanditaires connaissent ?

Ce n’est pas grâce à X ou Y que tamazight a pu, aujourd’hui, trouver la place qu’elle mérite, mais grâce à tous les sacrifices consentis par les enfants de la Kabylie. Pour moi, tous ces mouvements ont eu lieu suite aux interdits, à la répression et tout ce qui s’en suit. Des années durant, nous n’avions même pas droit à la parole, sauf à ce que la CC du FLN dictait. Ces mouvements auxquels vous faites allusion étaient prévisibles, parce que notre cause était juste. Pour preuve, aujourd’hui, notre principale revendication a été satisfaite. Il faut souligner, aussi, que la victoire n’est toujours pas totale. Il nous reste un long chemin à parcourir. Je me remémore encore les années 70 et 80, où le fait de prononcer ‘azul’ était condamnable!

Peut-on dire aujourd’hui que les luttes successives des enfants de la Kabylie pour leur cause identitaire ont abouti ?

Ceux qui devaient militer pour tamazight dans les années 50 ne l’ont pas fait. Je ne cite pas de noms par respect aux personnes qui ont fait la révolution et sacrifié tout pour l’indépendance du pays. Par rapport aux années 70, je peux vous dire qu’il y a aujourd’hui des acquis. Mais comme disait Dda l’Mouloud : «tous les combats justes et pacifiques aboutissent à court ou à long terme». J’étais fier de la dernière marche organisée à Béjaïa pour l’obligation et la généralisation de l’enseignement de tamazight. Nous, anciens militants de la cause, nous sommes désormais pris par d’autres soucis liés à la vie familiale. À voir tout ce monde dans les rues de Béjaïa pour réclamer plus de moyens pour tamazight, nous a rendu espoir. En assistant à cette forte mobilisation, si je venais à mourir demain, je serais tranquille dans ma tombe, parce que cette génération nous a rendu espoir, c’est-à-dire que la Kabylie restera toujours à l’avant-garde.

Nombreux sont ceux qui disent que la célébration du Printemps berbère se folklorise de plus en plus. Avez-vous un commentaire à faire à ce sujet ?

On peut faire mieux. Néanmoins, vu le peu de moyens dont disposent les associations qui activent dans le domaine culturel, il ne peut y avoir de programmes étoffés pour célébrer comme il se doit le printemps berbère. Mais, le fait de répondre présent chaque 20 avril dénote d’une certaine prise de consciences des nouvelles générations. Le manque d’expérience aussi chez les jeunes en est pour beaucoup, et l’école algérienne ne leur a pas permis d’avoir une certaine culture politique pour qu’ils puissent s’exprimer.

Vous êtes invité demain (aujourd’hui, jeudi, ndlr) pour être honoré par les autorités locales de Béjaïa. Ne craignez-vous pas que cet hommage qui vous sera rendu soit assimilé à une tentative de récupération de l’un des animateurs du mouvement berbère ?

La Direction de la culture m’a invité pour m’honorer. Je leur ai, bien sûr, dit pourquoi ? Ils m’ont répondu pour le travail que j’ai accompli pendant 45 ans dans le domaine du militantisme, de l’amazighité et mon combat pour la reconnaissance de l’identité amazighe. Alors j’ai accepté leur invitation. Cette distinction je la dédierai à tous les martyrs des causes justes et de la cause amazighe. Ça se passe dans ma wilaya, alors je tiens à y être présent. À défaut, ce qui me fait mal, c’est que les miens, les associations de la wilaya de Béjaïa pour lesquelles j’ai à maintes reprises assuré des spectacles gratuits, payant de ma poche musiciens et logistiques, ne m’ont jamais rendu hommage, à l’exception de une ou deux. Par contre, l’association «Amgud» de Draâ El-Mizan, où je n’ai jamais chanté, m’a honoré du 1er prix Matoub Lounes contre l’oubli et une autre association d’Ihesnawen, Bouhinoun, m’a rendu aussi hommage pour mon militantisme. De même, l’université de Tizi-Ouzou m’a gratifié en m’invitant à faire partie du jury lors du concours du chant, poésie et monologue qui a eu lieu en janvier dernier.

Tamazight aujourd’hui en quelques mots…

Sur le plan de la lutte, nous avons fait ce que nous pouvions; nous avons eu des acquis considérables, toujours par rapport aux années 70. Il reste maintenant le travail des scientifiques, chercheurs et académiciens. L’an dernier, pour rappel, un colloque sur tamazight avait été organisé par l’université de Béjaïa au campus d’Aboudaou. Lors d’une discussion entre amis, j’ai eu à faire ce commentaire : «des émeutiers comme moi se retrouvent au côté des scientifiques dans une même salle pour parler de tamazight». J’ai eu en ce moment le sentiment que tamazight était entre leur main. Je dis aux militants, restez derrière et continuez le combat jusqu’à la création de l’académie et sa dotation en moyens pour l’épanouissement de notre langue. Je peux aussi ajouter que, sans moyens financiers, matériels et humains, nous ne pouvons pas promouvoir comme il se doit tamazight. Il faut aussi mettre d’authentiques militants au sein de ces institutions.

Rappelez-nous ce fameux incident ou feu Matoub à eu à interrompre un gala à cause d’une caméra de l’ENTV ?

En effet, il y avait la télé et Matoub n’a pas voulu chanter en présence des caméras de l’ENTV. D’ailleurs, quand il a vu les caméras, lui et les autres artistes dont moi-même, on n’a pas voulu que le gala soit transmis à la télé. D’où sa colère et l’interruption du gala.

En guise de conclusion…

À toutes les personnes qui disent que c’est X ou Y qui a donné tamazight, je leur dis non. Tamazight est devenu langue nationale et officielle grâce aux sacrifices de ses enfants.

Entretien réalisé par Dalil S.

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