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Tamazight : Autour de la transcription…

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Par Said Chemakh linguiste

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Au moment où Tamazight est reconnue comme langue nationale et officielle dans la Constitution algérienne et où une académie de Tamazight est sur le point d’être créée, le débat sur les caractères à utiliser pour l’écriture de cette langue sont lancés. Si pour les partisans des caractères dits «latins», le débat est tranché, il se trouve qu’il existe des groupes constitués autour d’associations pro-islamistes et/ou carrément «arabistes» qui tentent d’amener toute la communauté constituée d’écrivains, étudiants, enseignants… qui travaillent depuis toujours avec les caractères latins à rediscuter de la nécessité d’utiliser les caractères «arabes», et pourquoi pas alors le Tifinagh ? Outre l’argument : rapprocher Tamazight de … l’arabe (langue du Coran ?) par l’usage des caractères arabes, nous assistons à une kyrielle d’autres justificatifs du genre : des Berbères auraient écrits au 10ème siècle en caractères arabes (et alors ?), écrire en caractères «français» serait servir le colonialisme… Tout ce qui a été produit depuis près de deux siècles est passé sous silence. Un pseudo-universitaire est allé même jusqu’à proposer de créer trois commissions au sein de la future «Académie de Tamazight», pour trancher sur les caractères à utiliser ! Revenons donc sur les raisons du choix des caractères latins.

Une tradition séculaire

La première est avant tout l’existence d’une tradition de production universitaire et littéraire très ancienne. L’un des premiers ouvrages où la graphie latine est usitée pour transcrire le kabyle (et le chleuh), est le dictionnaire confectionné par J.M de Venture de Paradis. Il a été écrit en 1787/89 et publié en 1844 sous le titre de Grammaire et Dictionnaire abrégés de langue berbère. En 1858, A. Hanoteau publie son Essai de grammaire kabyle. Dans sa préface, datée de mars 1858 (soit près d’un an après la fin de la conquête de la Kabylie), il rappelle l’intérêt et l’utilité de l’étude du Kabyle et présente les données nouvellement acquises sur la berbérophonie (extension d’usage, statistiques des populations berbérophones…). Mais avant d’entamer l’étude de la grammaire, il présente ce qu’il a appelé Observations préliminaires, du mode de transcription adopté dans cet ouvrage. C’est d’ailleurs, à notre connaissance, le premier auteur à expliquer pourquoi il recourt à la graphie latine après avoir rappelé que «les Kabyles ont eu peut-être jadis un système d’écriture analogue à celui qui s’est conservé chez les Touaregs […] L’introduction de l’islamisme… leur a fait connaître l’écriture arabe… ». Toutefois, à la fin de la grammaire, A. Hanoteau justifie le fait qu’il introduise la graphie arabe pour transcrire les textes kabyles en plus de la graphie latine comme suit : «J’ai fait suivre plusieurs textes de la transcription en caractères arabes, afin de montrer au lecteur comment quelques kabyles connaissant l’arabe se servent de ces caractères pour représenter les sons de leur langue. Je ferai observer, toutefois, qu’ils n’indiquent jamais les voyelles. Cette transcription a été faite par Si Said Ben Ali (informateur), et ne doit être regardée que comme une appréciation toute personnelle de l’emploi des lettres arabes à la représentation des sons du kabyle. Il est très vraisemblable que, faite par d’autres kabyles, elle varierait beaucoup avec chacun d’eux.» Les premiers manuels publiés après la création de la chaire de berbère à la faculté d’Alger (1887), à savoir : le Manuel de langue kabyle de R. Basset, le Cours de langue kabyle de B. Bensedira et Une première année de langue kabyle de A. Boulifa reprendront les mêmes techniques que celles usités par A. Hanoteau. Les phrases et textes kabyles sont transcrites en graphie latine et les auteurs ne recourent à la graphie arabe que pour montrer comment un texte ou parfois un mot, peut être transcrit. R. Basset a proposé, en plus de la transcription du berbère en caractère latin, une notation phonétique avec laquelle les berbérisants pourront dorénavant transcrire phonétiquement les dialectes qu’ils étudient. Ce qui sera d’ailleurs fait, mais les publications destinées au grand public utilisent toujours la notation usuelle où ne figurent pas les lettres grecques tétha, gamma, epsilon… ainsi que les nombreux signes affectés de diacrités telles que les points souscrits et les chevrons. Mais, les publications contenant des textes kabyles telles que celles de Boulifa Recueil de poésie kabyle, 1903 ainsi que Méthode de langue kabyle, Cours de deuxième année, 1913; seront écrites dans la notation en usage depuis Hanoteau. Cette tradition survivra pendant longtemps jusqu’au début des années 70 où elle sera marginalisée par la transcription dite «de Mammeri». Les linguistes berbérisants (Biarnay, Laoust, Destaing…) ont continué à utiliser et à affiner le système de notation légué par R. Basset, et c’est à partir de celui-là que plus tard A. Basset tirera son système phonologique. Les Pères Blancs, créateurs du Ficher de Documentation Berbère reprennent la transcription usitée alors par A. Basset et la réaménagent plusieurs fois comme en témoignent les diverses «notes sur la transcription» dans le FDB. Reprenant le «système phonologique berbère» tel qu’établi par A. Basset et la notation usitée par les auteurs du Fichier de Documentation Berbère, M. Mammeri présente un système de notation destiné à un usage public. Ce système de notation est publié pour la première fois dans Grammaire berbère, dialecte kabyle; ouvrage ronéotypé édité en 1966 à l’Université d’Alger. Les principales caractéristiques du système de notation de M. Mammeri sont : l’usage des graphèmes latins (et grecs) dans la notation, en ajoutant des diacrités quand cela s’avère nécessaire et la négligence des phénomènes dialectaux (tels que la spirantisation en kabyle) pour rendre homogène le plus possible la notation des dialectes berbères. En 1969, Hanouz publie sa Grammaire. Cette dernière, n’a pas seulement fait l’objet de critiques de la part des chercheurs universitaires dans le domaine berbère, mais aussi de la part des militants de l’Académie Berbère auxquels M. Hanouz appartenait. Chacun des critiques relevait le manque de rigueur scientifique du traité. Les militants de l’Académie berbère opteront d’ailleurs pour la publication de la Grammaire de M. Mammeri dans leur bulletin Imazighèn où l’intégralité du cours est reprise. Toutefois, les militants de l’Académie berbère ne partagent pas avec M. Mammeri l’usage du caractère latin pour la notation du berbère. Ils préconisent l’usage du Tifinagh, en réalité d’un néo-Tifinagh concocté à base du Tifinagh encore en usage chez les Touaregs, avec des modifications et rajouts de lettres. C’est ce néo-Tifinagh de l’Académie berbère qui connaîtra une diffusion massive dans les milieux berbères à partir des années 70. L’utilisation du système de notation de M. Mammeri, que ce dernier reprendra dans sa Tajerrumt n tmazight (1976), s’est répandu grâce aux publications littéraires, scientifiques et journalistiques (revues Tisuraf, Tafsut…). En 1983, S. Chaker, reprenant le système de notation de M. Mammeri, publiait les Propositions pour une notation usuelle du berbère. Toutefois, les usagers de la notation dite usuelle voient apparaître d’autres notations à base latine curieusement mises en circulation à partir de 1989, année où le régime en place commence à tolérer la diffusion publique légale de publications relatives au berbère ou en berbère. En juillet 1989, la réunion dénommée «2° séminaire du MCB», organisée à Tizi-Ouzou, reconduit l’usage de notation usuelle dite «Tamaâmrit». Pour la première fois que des voix s’élèvent pour remettre en cause la notation usuelle usitée jusqu’ici. En effet, deux militants des années 70, Bahbouh Lahsen et Haroun Mohamed proposent, chacun à sa façon, un système de notation (à digraphes, avec d’autres diacrités…). Cet incident ne restera pas sans conséquences et répercussions dans les années à venir. En effet, la notation usuelle a vu son utilisation devenir systématique dans toutes les publications des années à venir. En plus des revues, tracts… les deux journaux partisans écrits en berbère (Amaynut et Asalu ) l’adopteront. Il en est de même des journaux ayant leur pages berbères (Le Pays/ Tamurt, Izuran/ Racines…). Toutefois, au même moment que les espaces de diffusion de cette notation s’élargissent et se consolident, nous assisterons à deux courants la contestant, bien que minoritaires mais existants et se dotant de publications. Le premier courant est celui des praticiens proposant d’autres notations à base latine. Les traditionnels contestataires de la notation usuelle (L. Bahbouh et M. Haroun) seront rejoints par H. Cheradi, M. Aït Amrane, H. Sahki qui proposent à leur tour d’autres notations. A l’exception de M. Ait Amrane, les quatre autres auteurs proposent même des «grammaires» qui, à notre avis de linguiste, sont quasi-inutilisables vu qu’elles font fi de tout le cumul des savoirs scientifiques en linguistiques généraux et berbères. La majeure partie de leurs contenus sont sans aucun fondement scientifique et logique. Le second courant contestant la notation usuelle est celui qui préconise la notation du berbère en caractères arabes, au même moment où les mozabites, une des rares communautés berbérophones à avoir fait usage du caractère arabe pour la notation du berbère depuis le XI°s, abandonnait peu à peu la notation en caractère arabe. Un alphabet du berbère est diffusé dans les milieux islamistes, un auteur (A. Bouzida) publie un recueil de poèmes de Si Mohand transcrit en arabe, un journal El Djazair el youm crée une rubrique amazighe écrite en arabe… Et le projet de loi de généralisation de la langue arabe préconise la transcription de tous les dialectes locaux «uniquement» en caractère arabe (1990, première version de la loi). Lors des négociations qui ont précédé la création du Département de Langue et Culture Amazigh au sein de l’Université de Tizi-Ouzou avant la marche du 25 janvier 1990, deux points ont fait l’objet de désaccord entre le Ministère de l’Enseignement Supérieur (représenté par A. Ali Rachedi et ses collaborateurs) et les représentants des enseignants et étudiants de l’Université de Tizi-Ouzou : la non-association de S. Chaker au projet ( ?) et l’usage de la graphie arabe. Après moult discussions (et menaces de maintien de la marche vers le Palais du Gouvernement), les représentants du Ministère de l’Enseignement Supérieur cèdent et retirent les deux points. S. Chaker est maintenu comme professeur à DLCA et la transcription latine acceptée. Mais l’apogée de cette offensive sera atteinte avec l’intervention du Président de la République Chadli en février 1991 lors d’une rencontre avec la presse. Il dira en substance que la reconnaissance du Berbère par l’État algérien ne dépend que de la transcription usitée : le berbère sera reconnu à condition d’être transcris en caractère arabe.

Les réactions des associations berbères et des partis politiques à base kabyle sont immédiates : une semaine après, H. Ait Ahmed intervient à la télévision et réitère le choix des caractères latins pour l’écriture du Berbère. S’en suivaient des prises de positions, parfois violentes, au point où plus jamais une déclaration comparable à celle de Chadli ne s’est produite ultérieurement. Plusieurs associations et organisations réaffirmeraient alors l’usage (parfois unique) du caractère latin pour la transcription du Berbère. Il en est ainsi, par exemple, du Colloque de Ghardaïa (avril 1991) qui s’est achevé avec une résolution principale qui est la transcription de Tamazight en caractère latins. Avec la création du HCA en 1995, le Ministère de l’Education a élaboré un programme où il est encore question de transcription en caractère arabe sous prétexte que les élèves maitrisaient déjà cette dernière puisqu’ils étaient scolarisés en arabe. Les enseignants qui sont en quasi-totalité issus des rangs du MCB refusaient ce caractère. Ils iront jusqu’à interdire aux élèves d’acheter le manuel confectionné par le Ministère de l’Education puisque ce dernier comporte des versions de textes transcrits en arabe. A côté de ces deux courants, existent quelques voix qui préconisent le retour au Tifinagh uniquement alors que les partisans de la notation usuelle admettent que le caractère Tifinagh (plutôt néo-Tifinagh) sert pour l’écriture des enseignes, plaques routières, titres…Les dernières réformes contenues dans (Propositions pour une notation usuelle à base latine) issues des différents travaux organisés à l’Inalco dans ce sens, sont actuellement reprises en Algérie. Cette diffusion massive est due essentiellement au milieu scolaire, universitaire et éditorial.

Le refus de l’idéologie arabiste

Le choix de la graphie latine est motivé par plusieurs facteurs sociologiques et même psychologiques. Il dépend des attitudes et représentations linguistiques des berbérophones vis-à-vis de leur langue et des autres langues en présence (arabe et français). Pour ce qui de ces dernières, la plus courante représentation reste l’association de l’arabe et de sa transcription avec l’archaïsme et les régimes féodaux du Moyen Orient, du fait de leur idéologie basée sur l’ethnicité exclusiviste. Les militants et producteurs de et en tamazight citent souvent l’exemple du Président Mestafa Kamal Ataturk qui a imposé le remplacement des caractères arabes par les caractères latins pour couper avec l’identification avec une quelconque appartenance à un Orient «arabe». Ce n’est pas le seul exemple, le livre de Louis-Jean Calvet «La guerre des langues» en regorge. Cette «guerre des caractères» trouve aussi son justificatif dans les rapports de domination au sein des États. La question est la suivante : pourquoi vouloir imposer les caractères arabes à d’autres langues alors qu’il ya une langue arabe : le maltais, qui s’écrit en caractères latins? Les faits sont têtus. Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas d’association des caractères latins avec une quelconque modernité et culture occidentale. Ces caractères ont été le support d’écriture des langues usitées par les plus grands colonialismes, fascismes, nazismes et autres totalitarismes que l’Humanité a connus et qu’elle continue encore de subir. Les militants et producteurs de Tamazight ne veulent en fait qu’une chose : sauver leur langue de la mort qui guette. Une mort annoncée pour plus de 4 500 langues sur les 6 000 que compte la planète, et ce, pour l’horizon 2100. A lire le rapport de l’Unesco (2009) et le livre «Halte à la mort des langues» de Claude Hagège, un vertige peut saisir le plus sain des êtres humains. La deuxième destruction de Babel n’aura pas lieu si des langues comme Tamazight seront encore en usage au 22ème siècle.

S. C.

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