Igoujdal : l’honneur de la tribu

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Le village n’a rien perdu de son orgueil. Coincé entre les forêts de Tigrine et les tourments de la vie quotidienne, le village fait mine de ne pas trop céder au désespoir. La vie y est dure mais digne. Ses habitants désabusés mais pas résignés. Igoujdal, le rebelle, continue de subir et de résister tout en rêvant de quiétude et de prospérité. La paix, les villageois souhaitent la voir jusqu’aux fins fonds de leur chère Algérie. Leur paix à eux, disent t-ils, ils l’ont conquise un certain 31 juillet 1994. A cette date, c’était le premier village du pays à avoir osé faire face aux islamistes armés. Leur héroïque riposte, et l’histoire en témoignera, était le déclic attendu par tout un peuple pour pouvoir surpasser sa peur et combattre ceux qui l’égorgeaient. Plus que la paix, plus que la réconciliation, Igoujdal veut surtout s’accrocher à la vie et à l’espoir, sans amnésie envers les terribles souffrances qu’il a subies pendant plus d’une décennie. A première vue, le village ne diffère en rien des autres hameaux qui se sont négligemment parsemés sur les majestueux monts de Tamekhrout. Des habitations tout aussi modestes que les gens qui y vivent. Une route sinueuse et vieillissante. Une spacieuse esplanade à l’entrée du village, et puis, et surtout, une mosquée superbement entretenue, que les villageois ont délibérément édifié au beau milieu des maisons. Toutefois, la grandeur d’Igoudjdal ne réside pas dans ses décors architecturaux ni dans la beauté des sites qui l’entourent, mais dans son courage. Un courage que les villageois cultivent consciencieusement pour se le transmettre de génération en génération. Cette réputation, dont les villageois ne se lassent jamais de parler, semble incarner, à elle seule, l’incroyable destinée d’une région qui a toujours refusé l’avilissement.

40 chouhada avant le terrorismeAprès Azeffoun, on a dû parcourir une bonne vingtaine de kilomètres et prendre quelques dizaines de mètres d’altitude pour atteindre le village. Sans le précieux apport du jeune chauffeur de fourgon qui nous y a acheminé, on aurait certainement rebroussé chemin sans s’être entretenu avec aucun villageois. A notre arrivée, vers midi, le hameau était incroyablement fantomatique. Aucune âme n’y est perceptible. Juste deux silhouettes de femme, visibles de loin grâce aux couleurs très vivaces des «foudhas» qu’elles portent, semblent orner les lieux. Elles devisent tranquillement au seuil d’une vétuste habitation, et notre arrivée sur les lieux ne semble pas les importuner outre mesure. Tout comme son cimetière, édifié, lui aussi, au beau milieu du village, Igoujdal paraît comme suspendu au temps, sans entrain, ni vivacité. «Vous savez, ici les hommes préfèrent tous sortir. Ils ne seront de retour que vers la fin de l’après-midi !», nous précise insidieusement Ali, notre chauffeur reconverti en guide pour nous accompagner pour le reste de la mission. Le jeune Ali (29 ans) est aimable et courtois. Mais il est également intelligent. Sachant parfaitement sur quoi vont porter les palabres qu’on aura avec lui, il n’a pas cessé d’anticiper pour mieux orienter les débats. Il nous signalera, par exemple, que son village avait déjà sacrifié prés du quart de sa population(40 chahids sur un total de moins 200 habitants à l’époque) pour combattre l’armée coloniale, et que les premiers héros d’Igoujdal sont tombés exactement 40 ans avant que les terroristes ne s’en prennent au village au soir du 31 juillet 1994. «Igoujdal a toujours défendu son honneur, je suis fier d’appartenir à cette tribu…» s’écrie Ali sur un ton devenu soudain délicat et émotif. Notre interlocuteur ne mâche pas ses mots. Sa fierté, il la puise également dans les innombrables actes de résistance qu’il a menés aux côtés de ses pairs. La bataille d’Igoujdal était l’un d’eux. Il avait a peine 18 ans. Il s’en souvient comme si c’était hier : «Ce jour-là, on avait monté la garde sur toute la périphérie du village, car on savait que les terroristes allaient s’en prendre à nous après avoir désarmé les villages alentours. Vers 17h 45, les hordes islamistes arrivent par le sud-est. Ils étaient à bord de deux camions et d’une voiture touristique de marque Daewoo. Sans même leur laisser le temps de finir ce qu’ils avaient à nous dire, nous les assommons par des tirs nourris d’armes automatiques. L’échange de coups de feu était brutal et ininterrompu. Il durera trois longues heures. Les terroristes, écrasés sous nos assauts répétés, durent prendre la clé des champs dans la confusion la plus totale. On en tuera six d’entre eux. La bataille prit fin peu après 21h….» A partir de ce jour, aucun terroriste n’a jamais osé importuner la quiétude d’Igoujdal. Le village est définitivement entré dans l’Histoire. Sa riposte, encore inconcevable à l’époque, était un tournant décisif dans la lutte anti- terroriste dans tout le pays, car peu de temps après, des populations entières se sont armées et ont réédité -parfois dans l’anonymat- l’exploit d’Igoujdal. L’ogre islamiste n’aurait jamais été vaincu sans l’apport de ces résistants. Mais ce qui est encore plus frappant à Igoujdal, c’est que les villageois vivent toujours avec les mêmes réflexes qu’il y a dix ans : on garde la tête sur les épaules et on se laisse pas entortiller par l’accalmie. Deux à trois fois par semaine, les habitants du hameau se réunissent dans la cour principale et se partagent les postes et les horaires de garde. Tous les hommes âgés de 18 ans et plus sont concernés par la mesure. Ils sont, aujourd’hui encore, près de 70 villageois armés à se relayer toutes les nuits que Dieu fait pour monter la garde. A Igoujdal, la vigilance est toujours de mise. Le village ne sait pas vivre sans se savoir qu’il fait encorede la résistance !

La réconciliation, c’est de la politique… et la politique ne nous intéresse pas !Au fur et à mesure que nous avançons dans les discussions, nous sommes graduellement rejoints par d’autres jeunes villageois, attirés par la présence d’une personne qui leur est étrangère dans l’enceinte-même du village. M’henna a 18 ans, il est lycéen à Azeffoun. Il n’a pas participé à la glorieuse bataille de1994, mais, tout comme ses frères, ses amis et ses voisins, il participe activement aux rondes de surveillance et aux gardes de nuit. Pour lui, le principe est très simple : il faut défendre le village de toute intrusion extérieure, et, surtout, ne pas trop faire confiance aux discours politiciens. Quand on lui a demandé son avis sur le probable désarmement des groupes de légitime défense, M’henna n’affiche aucune réaction : il ne se sent même pas concerné. Comme seule réponse, le lycéen s’est contenté de rétorquer : «mais qu’attendent t-ils pour le faire ? Nous, on a nos propres armes et on ne les remettra à personne !». Et d’ajouter : «De plus, je n’aime pas trop les appellations qu’on a données a ces hommes qui ont pris les armes. On est ni Patriotes ni GLD, on n’est que des résistants…» L’attitude de notre jeune interlocuteur ne nous a pas étonné pour autant. Pour lui et ses pairs, tout est perçu, décrypté et analysé selon un esprit typiquement villageois. Aucune arrière-pensée ne va avec. Les acrobaties politiques c’est pas leur truc. Tant qu’ils ne les maîtrisent pas, ils préfèrent s’en prémunir, quitte a afficher un scepticisme méthodique envers tout ce qui vient des politiques et du pouvoir. De fait, Igoujdal se méfie, presque malgré elle, du projet de charte sur la paix et la réconciliation nationale. Amar, 37 ans( qui a également pris part à la fameuse bataille) estime que cette charte ne l’intéresse pas pour la bonne et simple raison qu’elle ne réglera pas ses problèmes. En plus, estime t-il, «j’ai constaté qu’elle contient beaucoup de zones d’ombre. Je préfère donc attendre pour mieux voir» et de reprendre, encore plus sentencieux, «Le pardon n’est pas une mince affaire pour être résumé dans un manuscrit de quelques pages. On ne se réconcilie pas comme ça du jour au lendemain… !». Qu’a cela ne tienne, il nous a été donné à constater que Igoujdal, dans son ensemble, est une contrée très portée sur la paix. Aucun de nos interlocuteurs ne dit s’y opposer. Tout au contraire, le mot sonne comme un mot d’ordre. Comme un leitmotiv. Ce qui les chiffonne, c’est plutôt leur pénibles conditions de vie. Le chômage et la misère y font des ravages. Depuis une décennie, la majorité des hommes du villages ont du quitter leur emploi pour se consacrer à la lutte contre le terrorisme. Leur priorité, à l’époque, était de ne surtout pas suivre l’exemples des autres villages comme Bouboudi, Tigrine et Aït Hassaine, complètement abandonnés par leurs occupants jusqu’à ce jour. Igoudjdal, le symbole, aspire à la sérénité et…à sa part du développement. Le terrorisme est une autre histoire.

Ahmed Benabi

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