Akham Nechikh interpelle les consciences

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Akham Nechikh est un refuge d’accueil pour tous les démunis, les veuves, les orphelins et les handicapés, qui se sont retrouvés du jour au lendemain rejetés par la société. Ces femmes et ces enfants recueillis ont accepté pour la première fois de confier à un journal.

«Tout allait bien avant que mon mari ne m’abandonne avec mes deux enfants pour refaire sa vie avec une immigrée. Restée seule à Alger, sans ressources pour pouvoir subvenir aux besoins de mes enfants, il ne me restait plus d’autre choix que de revenir chez mes parents. Ces derniers, pourtant aisés, n’ont pas voulu de nous. Alors que je me sentais perdue, une vieille femme du village m’a orientée ici où j’élève mes enfants dans la dignité et la sécurité depuis 16 ans», raconte Khalti Karima, 47 ans, l’une des trente-cinq personnes qui vivent dans la demeure de Si Salah, appelée communément Akham Nechikh. Ses deux enfants ont eu la chance de s’en sortir, puisque le fils est aujourd’hui universitaire, tandis que la fille est mariée. Situé au centre-ville de Boghni, à moins d’une centaine de mètres du siège APC, Akham Netmana est une vieille bâtisse à l’architecture coloniale. Entourée de hauts murs qui ne laissent apparaître que la toiture, la maison, sur deux niveaux, ne porte aucune inscription ni indication quant à sa vocation humanitaire. Malgré cela, tout le monde dans la région la connaît ou en a entendu parler. «Lorsque quelqu’un se met sous la protection (Laânaya) d’Akham Netmana, plus personne ne peut oser remettre en cause la décision, encore moins la contester. Ce serait comme commettre un sacrilège, cela a toujours été ainsi dans nos traditions», explique le docteur Mustapha Bentahar, qui a été durant de longues années, le médecin patenté de ces personnes recueillies. Construite durant les premières années du 20e siècle (entre 1900 et 1910), la demeure abrite en 2011 trente-cinq de ces multiples cas, dont l’âge varie entre 16 et 80 ans. Ce sont généralement des femmes divorcées avec ou sans enfants, ou simplement chassées par les leurs ou par leurs maris ; ou encore des enfants, fussent-ils handicapés, mis à la porte par leurs propres parents. Tous y ont été recueillis depuis des années, voire des décennies, souvent dans un état désespéré à la limite de la déchéance humaine. Ne sachant plus où aller, ils y trouvent auprès des maîtres des lieux, Si Salah et son épouse La Saâya (celle-ci est décédée l’été dernier), un foyer, une dignité et une chaleur humaine, sans contrepartie, ni condition ou préjugés. La porte d’entrée donne sur une cour toute verdoyante d’arbustes et de plantes soigneusement alignées. La première pièce qui fait office de salle commune ouvre sur trois minuscules chambres que compte le rez-de-chaussée. Ces dernières, réservées au gîte des 35 pensionnaires, sont étrangement nues, sans nulle trace de mobilier : et pour cause, leur espace réduit ne permet même pas de contenir les matelas qu’on y entasse à même le sol, chaque nuit, et qu’il faut faire disparaître au petit matin. Exiguïté oblige, certains doivent ainsi se contenter du couloir pour passer leurs nuits. Ces naufragés abandonnés dans la tourmente par les leurs ont tous accepté et pour la première fois de dévoiler à un journal, leurs confidences sur les douloureuses circonstances qui ont guidé leurs pas vers cet îlot. Commence alors le défilé de ces femmes en compagnie de leurs enfants devenus au fil des décennies, des adultes.

Les rescapés d’une société qui ne pardonne pas

«J’ai 40 ans, je suis arrivée ici à l’âge de 22 ans. Le jour de la naissance de ma fille, son père m’avait accompagnée à l’hôpital pour l’accouchement. Il a même donné à ce titre ses papiers pour l’inscription de la petite. Le lendemain, il changea d’avis et refusa d’officialiser notre union par le mariage promis. Comme il n’était pas question pour moi de retourner chez mes parents avec un enfant illégitime, ma grande sœur m’a ramenée directement de la maternité à la maison de Si Salah, où nous avons trouvé depuis, tout ce dont ma famille m’aurait privée», nous confie Fatiha, une mère célibataire. Après avoir été trahie par son homme, celle-ci a trouvé ce refuge, il y a 18 ans. Aujourd’hui, sa «petite» a atteint l’âge de la majorité mais toujours sans identité. A côté d’elle, se tient Na Saâdia, 60 ans, qui compte quatre décennies dans ce foyer. Elle s’empresse à son tour de faire part de son cas : «Je suis à la maison de Si Salah depuis 40 ans avec mes deux enfants, dont un handicapé à 100%. Après la mort de mon mari, j’ai été chassée de la maison par mes beaux-frères. Je n’étais pas la bienvenue chez mes parents, qui ont vu en mes enfants en bas âge, un fardeau qu’ils n’ont pas voulu porter. Une parente me conseilla alors de venir ici». Dès qu’elle termina son récit, son visage détendu et souriant exprimait la satisfaction d’avoir révélé enfin ce qui lui tenait tant à cœur.

Na Hadjila, 80 ans, est quant à elle la doyenne des résidants : «J’ai 3 enfants tous mariés mais j’ai toujours vécu avec le plus jeune d’entre eux, qui est père de 3 enfants. Il est très souvent dépressif et ça lui arrive même de me battre, ces dernières années. A mon âge, ne pouvant plus supporter sa violence, je me suis réfugiée ici. Je leur rends visite de temps à autre, mais eux ne cherchent jamais après moi», avoue-t-elle avec tristesse. A côté d’elle, se tient Souad, une jeune femme à l’air timide qui n’a pas cessé de suivre avec intérêt durant toute la conversation, le mouvement des lèvres de Na Hadjila : âgée d’une trentaine d’années, Souad est, en fait, malentendante. «Je suis là depuis 3 ans, j’ai quitté la maison de mon père, car j’étais un souffre-douleur de ma belle-mère et de ses enfants. J’étais maltraitée à longueur de journée, aussi, un jour m’en pouvant plus, je me suis enfuie pour venir directement à la maison Netmana dont j’avais déjà entendu parler», témoigne-t-elle.

Un règlement entre rigueur et affection

S’agissant du règlement intérieur, de l’aveu des résidants, la maîtresse des lieux, qui n’est autre que la bru de La Saâya, s’occupe des locataires comme le faisait de son vivant sa belle-mère. En effet, cette dernière se comportait avec eux comme une mère de famille, affectueuse mais rigoureuse, rien ne se faisait à son insu ou sans son consentement. Elle veillait sur tout, supervisait en plus de l’ordre des lieux, les sorties et les activités quotidiennes de tout un chacun avec un profond sentiment de responsabilité qu’elle s’imposait envers eux. Celui d’une mère digne et protectrice. Cette discipline nécessaire pour le bon fonctionnement de la demeure s’applique à tout le monde. Pour renforcer l’union et le sentiment d’appartenir à une même famille, les repas se font au même moment pour les pensionnaires et tout est équitablement partagé entre les membres de cette grande famille. «Il arrivait souvent que de son vivant, La Saâya n’accepte de se mettre à table, qu’une fois tout le monde rassasié», nous affirme-t-on Il est arrivé bien que rarement, que des parents viennent récupérer leurs enfants. Ce fut le cas de cette jeune femme qui a abandonné son enfant âgée alors de 3 mois, dans une ruelle de la ville. Trois ans plus tard, prise de remords, la maman vint récupérer la petite Maya, qui n’a accepté que difficilement de repartir avec elle. «Les dix premiers jours avec elle étaient infernaux, elle n’arrêtait pas de pleurer quoi que nous fassions», se rappelle une résidante, qui l’a tant chérie. La maison Netmana représente certes le réconfort d’avoir un lieu d’espoir pour toute personne en extrême détresse, cependant il rappelle amèrement l’inexistence de structures d’accueil pour cette frange de la société incomprise et marginalisée. Une défaillance encouragée par l’intolérance et les préjugés qui se traduisent souvent par le refus individuel de s’impliquer. Parmi ces enfants qui ont vécu dans la demeure, ils y en a qui s’en sont bien sortis. Aujourd’hui, ceux et celles-ci sont mariés et ont pu fonder leurs foyers. «Ceci ne les a pas empêchés de nous rendre régulièrement visite avec leurs enfants, pour ceux qui en ont, tant nous sommes restés attachés les uns aux autres. D’ailleurs durant leur scolarité ils n’ont jamais ressenti un quelconque manque pouvant les singulariser des autres enfants, tant La Saâya était intransigeante là-dessus. C’est pourquoi nous sommes leur seule famille comme ils sont la nôtre», témoignent-ils. D’autres encore ont réussi dans leurs études à l’exemple de cet étudiant en architecture recueilli avec sa mère, sa sœur et son frère depuis 16 ans. «Nous sommes, comme tous les autres résidents, arrivés dans un état de désespoir, surtout pour ma mère. Mais Dieu merci, l’accueil chaleureux et l’humanisme qui nous ont entourés a vite apaisé notre douleur. Avec du recul, il m’arrive souvent de me demander ce qu’il serait advenu de nous, si nous n’avions pas eu la chance de venir nous réfugier ici». Sa sœur, âgée aujourd’hui de 24 ans, fait partie de ces filles qui ont eu la chance de fonder un foyer.

Un dilemme : poursuivre, ou bien cesser l’œuvre de charité ?

Interrogé sur les moyens financiers que nécessite une telle œuvre de charité pour couvrir les multiples besoins d’une si grande famille, Si Salah admet que les restrictions sont devenues intolérables, touchant jusque les besoins essentiels des pensionnaires qui ne sont pas toujours satisfaits. Il explique que depuis plus d’une décennie, le nombre de donateurs s’est rétréci comme une peau de chagrin, contraignant la famille Si Salah à procéder, comme seule alternative pouvant permettre la continuité de la mission ancestrale, à la vente d’un terrain de 8 000 M2 au profit de l’APC de Aïn Zaouia. Le stade omnisports est réalisé mais l’indemnisation de 8 Millions de dinars n’a pas suivi. «Auparavant, il y avait, d’une part, des donateurs en puissance favorisés par le sort et, d’autre part, peu de nécessiteux que leurs proches prenaient en charge par principe. Les principes ont aujourd’hui disparu et les donateurs sont touchés de plein fouet par la cherté de la vie, ils deviennent à leur tour des nécessiteux. De ce fait, l’effectif des démunis augmente avec intensité dont la plupart a rejoint notre foyer. Ainsi, nous nous trouvons face à un dilemme sans précédent. Continuer ? Avec quels moyens ? Cesser ? Notre conscience nous interdit de fermer la porte à des orphelins que l’espoir a orienté vers notre foyer», souligne Si Salah, dans une demande d’intervention adressée au wali de Tizi-Ouzou, fin octobre dernier, pour l’indemnisation de la parcelle ayant servi d’assiette de terrain pour le stade omnisports. L’indemnisation des propriétaires, bien que mise en évidence par la Direction des mines et de l’énergie (DMI), traîne sans raison apparente depuis 1998, malgré maintes démarches et réclamations. Pourtant, toutes les autorités locales n’ont pas cessé depuis de longues années de porter à la connaissance de l’exécutif de wilaya, l’importance qu’il y a de soutenir par des encouragements mais aussi par des aides concrètes de telles initiatives ancestrales. D’autant plus qu’elles sont un prolongement de la politique sociale de l’Etat, dans la prise en charge des personnes nécessiteuses et souvent en extrême détresse.

Saliha Laouari.

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