Chiffres de la réalité et réalité des chiffres

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Pour mieux étoffer et crédibiliser son système statistique, l’Algérie s’est dotée, depuis le dernier remaniement ministériel intervenu en 2010, d’un ministère de la Prospective et des statistiques, managé par Hamid Temmar, ancien ministre chargé de l’industrie, des investissements et de la participation.

Ce département est, officiellement, chargé d’ “analyser la cohérence d’ensemble des politiques de développement en matière économique, social et spatial et d’en évaluer l’efficacité; d’organiser dans une démarche multidisciplinaire une réflexion prospective sur les facteurs susceptibles d’affecter l’évolution économique et spatiale à long terme; d’organiser la mise en place et le développement des activités de veille stratégique“. Ce nouveau département ministériel s’est ajouté au Commissariat général à la prospective et à la statistique mis en place il y a quatre ans et managé par Sid Ali Boukrami, un éminent économiste. L’on se souvient que le plan quinquennal des investissements publics, 2010-2014, a reçu ses grandes orientations initiales de la part de cette nouvelle institution, laquelle, sollicitée par le gouvernement, a donné son aval et tracé la feuille de route pour l’élaboration du plan en question. Toujours dans le but de donner plus de visibilité à notre économie, à ses appareils et à son mode d’expression, le gouvernement a lancé l’année passé le recensement général de l’économie national. L’opération s’est étalée sur plusieurs mois avec des quartiers généraux installés dans les wilayas. En dehors du secteur de l’agriculture, l’opération de recensement a permis d’évaluer le tissu des entreprises dans notre pays et des autres corps qui concourent à la production industrielle. Selon les quelques conclusion auxquelles a abouti l’enquête statistique, l’on apprend par exemple que le nombre d’entreprises exerçant sur le territoire national a dépassé le million jusqu’en 2011, année où a été menée l’opération de recensement, pour atteindre un chiffre réel de 1 020 058 entités économiques et administratives sous différentes formes. Sur ce total, on dénombre 959 718 entités économiques (94%) et 60 340 entités administratives, selon les données communiquées par l’Office national des statistiques (ONS). Toujours en se basant sur ces données, on remarque que le tissu économique national est dominé par les personnes physiques à 90,6% contre 9,4 % pour les personnes morales (entreprises). Ce sont ainsi principalement des micro-entités. Alger abrite plus du tiers des entités morales réparties à travers le pays avec 33,8 %; après, viennent les wilayas de Tizi-Ouzou (7,2%) et Bejaïa (6,7%). Les unités industrielles recensées est de 97 202, dont 23,4% opèrent dans les industries agroalimentaires, 22,7% dans la fabrication de produits métalliques et 10,5% dans l’habillement. S’agissant du secteur de la construction, l’enquête statistique a abouti à un constat de “carence’‘ du fait que mes les très petites entreprises (TPE), constituées surtout des métiers de plomberie, bâtiment et peinture, ne disposent pas d’un local fixe et n’ont souvent pas pignon sur rue. Il s’ensuit une difficulté à les identifier sur le terrain. Sur un autre plan, il se trouve que 83,5 % des 959 718 entités économiques sont installées dans des périmètres urbains et 16,5% en milieu rural. Le secteur tertiaire représente, avec quelque 853 800 unités, 90% des entreprises algériennes. 528 328 entités de commerces de gros et de détail exercent en Algérie. À lui seul, le secteur des services, sur lequel la majorité de la population occupée a jeté son dévolu, fleurit avec 853 800 entités. Le secteur des services s’étend, quant à lui, sur 325 442 unités, dont 26 % relèvent de l’activité de transport. En 2008, l’Algérie a aussi mobilisé une autre opération de statistique: le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) qui a permis non seulement d’obtenir le chiffre de la population (environ 31 millions d’habitant, à l’époque) et de ses prévisions de croissance (36 millions à la fin de l’année 2010), mais également les chiffres de la répartition démographique (classes d’âges, sexe,…).

Une longue et complexe chaîne

En toute évidence, l’on ne peut se permettre d’ignorer que l’opération de recensement de la population et de l’habitat (RGPH) réalisée en avril 2008 , tout en constituant une source majeure d’informations, n’est qu’un maillon de la longue et complexe chaîne de l’information économique et sociale dont ont impérativement besoin les pouvoirs publics dans la gestion quotidienne de leurs départements respectifs et les autres acteurs de la société (presse, bureaux d’études, banques, université…) pour mieux affiner leurs articles, études ou autres dossiers sensibles. Depuis les premiers schémas d’organisation des sociétés humaines, le recensement des populations et des biens meubles et immeubles a accompagné la marche de l’humanité vers plus de progrès et perfectionnement dans l’organisation sociale. Si les premières motivations du recensement de la population dans les sociétés organisées dès la plus haute Antiquité étaient, selon les investigations des analystes qui se sont penchés sur la question, la conscription et la levée des troupes pour se préparer à la guerre ainsi que la levée des impôts par capitation, la complexité et l’évolution des sociétés modernes ont généré d’autres raisons de procéder au recensement et ont étendu le domaine d’investigation de cette opération pour toucher à l’habitat, aux revenus et autres conditions de vie des populations. En effet, l’intérêt que revêt la connaissance chiffrée de l’état de la société et du pays n’a plus besoin d’être démontré. Aussi bien pour les décideurs politiques et les gestionnaires de l’économie que pour les chercheurs, les bureaux d’études et les médias, les statistiques économiques relatives à la répartition de la population par sexe, âge, zone du territoire national, ville, bourgade, zone éparse, activité exercée, revenu,…etc., sont devenus le pain quotidien qui permet d’établir des diagnostics, de faire des analyses socioéconomiques, de prendre des décisions et de réaliser des projections fondées sur des chiffres supposés justes. Indispensable instrument de planification pour les gestionnaires du pays, le recensement de la population et de l’habitat, tel celui effectué dans notre pays le mois d’avril 2008, a pour vocation de compléter, d’affiner et, à l’occasion, de corriger les statistiques provenant des administrations (mairies, directions exécutives de wilaya) ou de simples estimations des organismes spécialisés tel l’ONS (Office national des statistiques).

Sujet à polémique

S’agissant, par exemple, du taux de chômage, il se trouve que les chiffres de l’ONS ne font pas toujours l’unanimité d’autant plus que la base de calcul est souvent servie avec des motivations politiques ou politiciennes qui font confondre les vrais emplois générés par la croissance économique et les dispositifs sociaux pris en charge par le gouvernement via le Trésor public (pré-emploi, DAIP,…). Rappelons-nous la polémique nourrie, en 2011, par l’annonce du gouvernement que 1 million d’emplois ont été crée entre le 1er janvier et le 30 juin 2011. Des experts et économistes algériens avaient, alors, invité publiquement le gouvernement à “revoir sa copie», concluant à une prouesse fantaisiste qui ne rend service à personne. De même, la marche ascendante de l’inflation, ressentie par les populations depuis au moins deux ans, n’a jamais eu son “écho’‘ dans les chiffres officiels. Les 4 et 5 % dont on parle depuis presque cinq ans sont loin de refléter la perte du pouvoir d’achat des populations. Depuis février 2012, les choses se sont davantage corsées avec le renchérissement généralisé de tous les produits alimentaires sans que le graphe des statistiques officielles se soit “inquiété” outre-mesure. Les populations se font leur propre opinion sur des phénomènes sociaux qui crèvent les yeux et qui n’ont pas, à la limite, besoin de la bénédiction des chiffres pour être arborés dans toute leur crudité et leur laideur. La manipulation des chiffres par les structures officielles s’avère une dangereuse opération. Lorsque cette opération tombe dans la maladresse de se ‘’raviser’’, de corriger trop fréquemment les chiffres ou de laisser le champ libre à des profanes ou à des milieux malintentionnés de donner leurs propres chiffres, c’est la crédibilité de ces structures –supposées encadrées par des universitaires et représenter ce qu’il y a de plus officiel au sein des institutions publiques- qui en prend un coup. Outre le besoin de connaître les réalités socioéconomiques sur la base des statistiques, la relation entre la connaissance chiffrée de l’économie et les projections de réalisation (travaux, infrastructures, production des biens et services, transactions, commerce extérieur, déficit ou excédent budgétaire,…) s’est imparablement confirmée au cours des dernières décennies à tel point que presque tous les pays du monde-abstraction faite des régimes politiques et des choix économiques- en ont pris conscience et ont instauré les mécanisme de gestion des flux informationnels relatifs à l’économie pour en tirer le meilleur parti possible dans la planification nationale. Que cette dernière se limite à l’échéance annuelle (loi de finances) ou à des échéances plus logues (quatre à cinq ans), l’importance et l’enjeu de la maîtrise de l’information statistique ne sont plus à démontrer. Un constat prend valeur d’une indéniable réalité : la rigueur des statistiques sociales en Algérie ne semble pas la vertu principale de ceux- décideurs, gestionnaires ou journalistes- qui se piquent le plus à en user dans leur travail quotidien.

Les raisons en sont nombreuses. Outre les imprécisions et les approximations dues souvent à un déficit en formation spécialisée et à un sens peu élevé de l’art de la communication, l’imbroglio et les ‘’maquis’’ statistiques tirent également leur origine d’un mode de gestion opaque, autocratique et excessivement centralisé. Un journaliste enquêtant sur une maladie au sein d’un hôpital ne peut accéder aux statistiques qu’après l’accord de la direction de la santé et de la population de la wilaya. Et lorsque la maladie présente un caractère épidémique engageant la responsabilité collective des pouvoirs publics (par exemples les MTH), c’est le black-out total). La rétention de l’information statistique participe sans aucun doute d’un déficit des valeurs démocratiques dans nos institutions et dans la société. Elle fait partie, de ce fait, des attributs du monopole politique. Comment obtenir une information statistique fiable et exploitable ? De quels instruments disposent les journalistes pour meubler leurs articles de façon à garder leur crédibilité auprès des lecteurs ? Et, enfin, de quelle formation sont dotés ces mêmes journalistes pour pénétrer l’intelligibilité des chiffres, diagrammes, histogrammes et graphes ? Quand nous rencontrons des chiffres, en milliards, qui ne sont pas suivis de l’unité de mesures (dinars, centimes, dollars, euros,…), il y a lieu de se poser des questions sur l’attention et la valeur accordées aux chiffres énoncés.

Système archaïque

Il y presque dix ans de cela, le Conseil national économique et social (CNES), dirigé alors Mohamed Salah Mentouri, avait publiquement déploré l’archaïsme des méthodes statistiques relatives au domaine socioéconomique. La lourdeur et la fragilité du système d’information économique et social obèrent en premier lieu la qualité et la validité du travail effectué par cet organisme consultatif, censé pourtant recueillir les vraies statistiques pour lui servir de base de travail dans ses rapports et analyses qu’il produit régulièrement. Le Conseil économique et social signalait, dans son rapport, qu’il « s’est toujours heurté à la faible disponibilité et à l’insuffisante fiabilité des informations relevant du champ économique et social ». Ces matériaux de travail, matière première indispensable pour poser le véritable diagnostic de l’économie nationale et en élaborer un tableau de bord fiable et pratique, baignent dans un système « archaïque, désintégré sous-encadré faiblement performant et d’une médiocre fiabilité », selon le CNES. Si le Conseil économique et social, composé de spécialistes et de gens de grande compétence- à commencer par les deux présidents qu’ils a connus jusqu’à ce jour, Mohamed Salah Mentouri et Mohamed Seghir Babès-, vit une telle situation, que dira-t-on alors de jeunes universitaires ou de journalistes appelés à manipuler des chiffres statistiques, à les exploiter pour une thèse ou un article et a en communiquer la signification et la substance à de profanes lecteurs ? C’est une véritable aventure dont on ne mesure probablement pas encore la portée et la responsabilité. L’Algérie dispose pourtant d’une structure, l’Office national des statistiques (ONS), chargé de recueillir et de traiter, selon les méthodes scientifiques les plus modernes et avec les instruments informatiques les plus éprouvés, les statistiques de la nation. De même, au niveau des wilayas, les directions de la planification et du suivi budgétaire (DPSB) sont chargées du même travail à l’échelon local en plus de la responsabilité de l’inscription des projets de développement basés sur ces informations. Cependant, la maîtrise de l’information statistique semble être encore un vœu pieux aussi bien pour les chiffres de l’emploi et du chômage que pour tous les autres domaines de la vie économique et sociale.

Pour ce qui est du monde de la presse, les journalistes font souvent face à une stupide rétention de l’information par les structures publiques- et même privées- sollicitées.

À cela, s’ajoute la formation générale et universitaire du journaliste qui, le plus souvent, ne le prédispose pas à traiter efficacement et d’une manière intelligible et pédagogique l’information statistique. Dans la plupart des cas, cette dernière n’est pas donnée en chiffre absolue (information brute), mais translatée en moyenne pondérée, ratios, graphes en courbes, taux de corrélation,…etc. Pour pouvoir décrypter ces outils et surtout pour leur donner un sens pratique qui sera matérialisé dans l’article de presse, par des mots ou d’autres chiffres plus simplifiés ou plus accessibles au lecteur, il faut, avouons-le, un minimum de formation en la matière. Il faut dire aussi que les publications périodiques et les journaux spécialisés dans le domaine, capables de vulgariser des concepts et des outils statistiques, commencent à peine connaître les faveurs des lecteurs. Certains quotidiens nationaux ont même crée leur supplément économique pour combler un tant soit peu le déficit en information économique.

Il va sans dire que les statistiques, inventaires et recensements ne suffisent pas, à eux seuls, à instaurer la cohérence et l’appréhension globale du sujet traité. La connaissance de la géographie humaine, du droit commercial, du droit des entreprises, du code des investissements et d’autres législations spécifiques s’avère parfois d’un précieux secours.

Pour une véritable économie de l’information

Il y a lieu de faire observer qu’une multitude de facteurs se conjuguent pour rendre, dans certains cas, l’information économique et sociale inaccessible, non fiable et non exploitable, pour reprendre les termes du Conseil économique et social Le problème réside aussi bien dans les services ‘’producteurs’’ de chiffres que chez les instances et personnes chargées de l’exploitation des données. Sur ce point fort complexe, le CNES a tiré la sonnette d’alarme et parle de la nécessité d’établir « une véritable économie de l’information, sous-tendue par des préoccupations d’efficacité économique et de veille stratégique et technologique ».

C’est pourquoi il propose la reconnaissance de l’information comme « ressource de valeur » et appelle les pouvoirs publics à procéder à un bilan exhaustif de ce secteur stratégique pour en améliorer la gestion et les performances.

Les analyses et l’information statistique relatives à l’économie nationale n’intéressent pas les seuls Algériens. Elles vont au-delà dans un système de plus en plus mondialisé et où les partenaires de l’Algérie deviennent chaque année plus nombreux. Cependant, outre l’information statistique élaborée en Algérie, ces partenaires arrivent à dénicher les informations dont ils ont besoin par d’autres canaux, à savoir des organismes d’observation et d’analyse postés dans les pays européens ou en Amérique. Jusqu‘au début des années 1990, notre pays n’était “sensible” que pour les remarques et griefs inhérents aux droits de l’homme et à la situation sécuritaires tels qu’ils étaient émis par des organisations internationales (ONG, États,…). Cependant, au fur et à mesure de l’ouverture de l’économie algérienne sur le monde, les analyses portant sur notre pays se sont diversifiées. Ouverte au vent de la mondialisation, liée à l’Union européenne par un accord d’Association et candidate à l’OMC, l’Algérie se voit souvent intégrée dans les panels mis sur pied par des institutions internationales assurant des missions économiques, financières ou sociales. Climat des affaires, degré de corruption, indices de développement humain (IDH), analyse détaillée du chômage, pauvreté forces des investissements directs étrangers (IDE), tels sont quelques uns des axes et points d’évaluation faite régulièrement par des organismes internationaux touchant l’économie et la société algérienne. Ces organismes comprennent même des institutions financières (comme la BIRD et le FMI) et des agences d’assurance des investissements à l’étranger (à l’image de la COFACE).

Amar Naït Messaoud

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