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Un creuset culturel de la citoyenneté

Par Amar Naït Messaoud :

Le festival baptisé « Lire en fête », inauguré au début de la semaine dernière à Tizi-Ouzou, est censé

nourrir et ranimer le goût de la lecture chez les enfants, avec tout ce qui tourne dans cette sphère

culturelle: visite de musées et de villages symboliques (comme Tizi Hibel), animations et lectures de contes dans certains centres hospitaliers ou psychopédagogiques, devant une assistance composée d’enfants malades ou en détresse.

Ce genre de manifestations culturelles, qui intègre un aspect social d’importance majeure, nous renvoie particulièrement à des interrogations inévitables, portant sur l’immersion de notre jeunesse dans l’acte de la lecture. Ici, la question vaut réponse; autrement dit, depuis que des générations entières se furent abreuvées, pendant les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, aux collections  »roses » et  »bleues » où figuraient la Comtesse de Ségur, Perrault, Hoffman, les frères Grimm, Andersen,…etc., le compte était bon pour voir les nouvelles générations, formées à l’École fondamentale, glisser peu à peu vers une sécheresse de l’imaginaire et un atrophie esthétique dues à un système scolaire sclérosé atteignant le  »luxe » de former, ce que l’on nomme communément en Algérie, des analphabètes bilingues. Si, sur le plan professionnel, il y en a, parmi ces élèves, qui ont fini par s’arrimer à une carrière honorable (médecin, architecte, agronome, magistrat,…), le background culturel, censé être fourni et assuré par la lecture des livres et des bandes dessinées, la poésie, le théâtre, le dessin, le cinéma, la visite des musées et des sites historiques&hellip,; est souvent le grand absent. Ce sont des penchants et des réflexes qui se cultivent dès la tendre jeunesse. Un retard dans ce domaine ne se rattrape presque pas pour un adulte absorbé par sa vie professionnelle et ses soucis familiaux. Les élèves qui ont visité il y a deux ans, le musée Zabana d’Oran, où étaient exposées les écritures libyques de la haute Antiquité ont été merveilleusement frappés par l’histoire de l’écriture (remontant à la période située entre le 10e et le 3e siècle avant Jésus-Christ), mais aussi de la lecture dont étaient capables nos ancêtres. Ces écritures du Maghreb ancien, dont la majorité se trouvent sur les sites historiques du Sud algérien, ont été exposées au musée Zabana après avoir été soumises à un travail de restauration par les élèves de l’École régionale des Beaux-arts d’Oran, formés dans ce domaine par des experts de l’Association espagnole ‘’Restaurateurs sans frontières’’ (A-RSF). Il s’agissait de mettre en relief une ère historique quelque peu méconnue de notre pays, vécue au Sud et dans les Hauts Plateaux, coïncidant avec l’installation des comptoirs phéniciens, au nord de l’ancienne Numidie. Des jeunes ont été agréablement surpris de découvrir une graphie, le Tifinagh, autrefois connue à l’échelle de toute l’Afrique du Nord. Cet alphabet se cantonna, par la suite, dans les zones désertiques, après l’occupation romaine qui instaura la langue latine comme langue de communication et d’administration. Ce genre de gestes pédagogiques, en direction des élèves et des jeunes enfants, peut paraître anodin ou banal; cependant, il ne manque pas de réveiller leur curiosité eux qui n’ont pas le loisir de visiter, pendant l’année scolaire, des sites ou des infrastructures culturelles de valeur. L’autre raison est qu’il n’y a pas une tradition culturelle bien ancrée, consistant à faire visiter les musées ou les grands sites historiques (comme Timgad ou Djemila) à nos enfants. Dans ce domaine, les responsables de la Culture et de l’Éducation ont assurément du pain sur la planche.

Un système scolaire sclérosé

Pour s’arrêter sur l’exemple du musée oranais, le sentiment de la redécouverte de soi, par une véritable immersion dans l’histoire millénaire du pays, a hanté à la fois, les élèves-visiteurs et les élèves de l’école des Beaux-arts, auxquels est confiée la tâche de restaurer les graphies. D’autres expériences similaires, où parfois seule la volonté de quelques férus de l’art et de l’histoire fait office de  »politique », sont vécues par d’autres établissements muséaux du pays, particulièrement celui de Cirta, à Constantine. Ce dernier a déjà eu à mobiliser des adultes et des enfants autour de la culture du musée et de la préservation/promotion du patrimoine matériel et immatériel algérien. L’association, dénommée  »Les Amis du musée de Cirta », initie les élèves des établissements scolaires de la ville, par ce qui est appelé « Les ateliers juniors », aux connaissances de l’archéologie, séances de vulgarisation et sorties sur le terrain vers des sites historiques de la périphérie ou des autres villes de l’Est comptant des vestiges historiques. Il s’agit d’inculquer aux élèves le sens de la continuité historique et de l’accumulation culturelle dont se vantent toutes les autres civilisations. S’agissant de l’activité de la lecture, que l’on veut mettre en « fête », elle est, elle aussi, étroitement liée au système scolaire qui ne se donne plus cette vocation d’  »inoculer » cette passion aux jeunes enfants. Cet abandon d’une mission, autrefois noblement portée par l’école, est indubitablement renforcé par d’autres paramètres de  »dissuasion », constituant notre ambiance culturelle ordinaire: activités ludiques alimentés par des joujoux électroniques aux plaisirs fugaces, réseaux sociaux d’Internet qui ne sont pas toujours utilisés à bon escient,… Au lendemain de l’Indépendance, on adopta le principe qu’à la fin du cycle moyen, les élèves étaient censés lire correctement un long texte et en saisir le sens. Et toute la didactique, qui soutenait le travail des enseignants et la confection des livres scolaires, tendait naturellement à transmettre le goût de la lecture aux élèves, un goût soutenu par le souci de la belle diction (en poésie comme en prose), qui insuffle émotions et sensations euphoniques, par l’alimentation de l’imaginaire et le développement de l’imagination des jeunes écoliers et par l’exploitation de thématiques directement liées à la vie de l’individu, à la cellule familiale, aux valeurs civiques et citoyennes, au travail, à l’environnement immédiat de l’élève, aux droits et aux devoirs. Les textes de lecture enseignaient, aussi, les efforts et les luttes des hommes pour domestiquer la nature et en exploiter les ressources, sans en compromettre les équilibres. Elle enseignait aussi le respect des autres dans leurs différences, le sens de la solidarité et de la fraternité entre les hommes.

Lire en fait

L’investissement dans les valeurs esthétiques, l’approfondissement du sens d’émerveillement devant les formes, les sons, les couleurs, les chemins de l’analyse et de la réflexion, sont des facultés et des capacités que seul un exercice précoce de la lecture peut générer et entretenir. Malgré cette terrible régression de l’acte de la lecture, une ébauche de tendance commence à se dessiner en Kabylie, celle relative aux ouvrages du patrimoine culturel berbère (histoire, traditions, littérature orale ancienne), et aux ouvrages littéraires écrits directement en Tamazight. Cette inclination trouve ses fondements dans le besoin aigu de la connaissance de l’histoire, malmenée par l’expression officielle qui en est faite par l’école, et le besoin de la recherche identitaire. La lecture, chez les enfants, comme le préconisent les psychopédagogues, doit d’abord s’abreuver aux sources d’un fertile imaginaire, fait d’émerveillement et de mise en valeur des sensations et des sentiments humains, susceptibles de les conduire vers la fraternité des hommes, la solidarité et l’intercommunication. En dehors de la littérature occidentale connue en la matière (contes, fables, littérature de voyage et d’anticipation), la littérature pour enfants n’a que rarement bénéficié de l’attention souhaitable en Algérie. Le Grain magique de Taos Amrouche, Machaho Tellem Chaho de Mouloud Mammeri, La Rose rouge de Rabah Belamri et d’autres ouvrages, réalisés par exemple en kabyle (comme les contes de Shamy Chemini), peuvent servir de base pour une production plus fournie et diversifiée, tendue vers les préoccupations de la société moderne. L’effort est donc exigé non seulement des producteurs de textes pour adapter les contenus à la jeunesse d’aujourd’hui avec tous les genres connus en littérature (roman, conte, poésie, théâtre), mais également de l’école, qui doit aiguiser la curiosité des élèves et susciter en eux de solides passions et vocations artistiques et littéraires. Pour former l’homme de demain, équilibré sur le plan culturel et psychologique, et le citoyen du 21e siècle, conscient de ses devoirs et de ses droits, le pays ne peut guère faire l’économie de tels investissements culturels en direction de sa jeunesse.

A. N. M.

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