Vendredi 28 octobre. Il est 17h 15min quand nous quittons notre bureau en compagnie de notre chef de rubrique sportive. Contrairement à ce qui est constaté les vendredis en temps normal, la ville grouille de monde à moins d’une heure du f’tour. Beaucoup de citoyens préfèrent faire des achats à la dernière minute, histoire de se permettre du pain fraîchement sorti des fours et de la zlabia chaude. Sur la venelle qui mène vers la station de fourgons de Redjaouna, des dizaines de personnes pressent le pas pour terminer les achats à temps. Aucun fourgon n’est perceptible à la station. Ceci inquiète notre collègue attendu quotidiennement par sa famille. Finalement, un fourgon finit par se garer, mais en un clin d’œil, il se remplit. En se serrant, les voyageurs cèdent une petite place à notre collègue qui s ‘en va comme il le fait chaque jour. Nous rebroussons chemin. Le boulevard Houari-Boumediène (où il y a l’ex-cinéma Djurdjura) est très animé. Les vendeurs de jouets n’ont pas encore décampé. Ils vendent à la criée, ce qui met de l’ambiance dans l’air. Une ambiance tiers-mondiste bien entendu. Un fou circule nonchalamment tout en soliloquant. Il semble avoir compris que la vie ne vaut pas la peine d‘être vécue. Ses gesticulations et ses murmures sont une façon de dire : basta à la comédie humaine ! En ce mois de Rahma, personne ne constate sa présence.On dirait une ombre évanescente. Lui au moins ne se casse pas la tête, ni pour préparer le f’tour, ni pour la conquête d’une quelconque récompense dans l’au-delà.Un peu plus loin, à la rue de la Paix, les vendeurs des fruits sont très occupés. Les bananes, les pommes et les raisins se vendent comme des petits pains. Et dire que Ramadhan existe pour faire goûter aux riches la faim des pauvres ! En théorie bien sûr. Devant les magasins de vente des pâtisseries orientales, les queues sont interminables. Pourtant le prix de la zlabia est rebutant : 140 DA.“Je me demande d’où les gens ramènent autant d’argent”, s’interroge Madjid, un ancien camarade de lycée, devenu chrétien depuis deux ans. La rue de la Paix grouille de monde jusqu’à l’ultime minute. Les gens ont le pas pressé. Devant la grande mosquée, les mendiantes ont déjà pris place. Au rythme où vont les choses, il y aura plus de mendiantes que de fidèles dans ce lieu saint. C’est à peine si les passants remarquent leur présence. Le ventre ne peut pas attendre. La Rahma si. Un quart d’heure avant le f’tour, tous les cafés maures sont prêts pour l’ouverture. Dans celui se trouvant à l’intérieur du jardin public de la Grande rue, sont installées plus d’une dizaine de tables a la terrasse. Sur les trottoirs, les riches passent et les mendiantes attendent. L’une d’elles à un bébé de moins de deux ans. Un très beau môme, très mal habillé et sale. Il a les pieds nus. Il est assis parterre. Malgré son état piteux, il joue sans se soucier, avec une petite balle jaune. Comme le fou de tout à l’heure, il ignore tout de la folie des hommes.Lui, quand il a faim, ne jeûne pas. Il pleure. Nous nous attablons à la terrasse mais le garçon nous invite avec amabilité à déguerpir. “S’il vous voit ici, les autres vont vous suivre !”, nous dit-il.Il y a donc beaucoup de gens qui n’observent pas le carême. Nous lui disons que s’il y a quelqu’un d’autre qui vient s’asseoir, nous allons quitter les lieux. Le serveur acquiesse.Tout en parcourant le dernier numéro de la revue Jeune Afrique qui publie deux interviews, l’une de Bachar El Assad et l’autre du romancier Boualem Sansal, nous scrutons le rythme avec lequel la ville se vide de ses hommes. Au moment où l’imam lance son Allah Ou Akbar, on ne voit presque plus personne. On pense alors aux milliers de cuillères qui vont commencer à s’agiter dès cette seconde. Même ceux qui ne jeûnent pas, et ils sont nombreux, se retrouvent à table au moment du f’tour.Certains par habitude, d’autres parce qu’ils mangent en cachette de leur famille. Par respect, dit-on. Les trois serveurs de café dînent sur place. Leur repas a été ramené quelques minutes auparavant. A une dizaine de mètres de là, nous apercevons un taxi, en provenance d’Alger. Il stationne et déverse les six passagers. Ces derniers se dirigent en trombe vers le restaurant situé en face de l’ex-Monoprix.A 18h 30, la ville retrouve son ambiance nocturne. Des centaines de personnes envahissement la cité. Les magasins rouvrent. On dirait que nous sommes dans une ville de l’Occident. L’ambiance est à son paroxysme. Aucune fausse note. Les services de sécurité sont présents en force. D’autres font la ronde avec des véhicules banalisés. Des familles circulent en toute quiétude. Les vendeurs de cacahuètes grillent ces dernières.Des prostituées habillées de manière grossière et exagérément fardées guettent les premiers clients. Des dizaines de femmes hidjabisées se dirigent presque en courant vers la mosquée. D’autres jeunes filles accompagnées de leur famille prennent la route vers la Maison de la culture où un spectacle des plus attendus est programmé. Il s’agit du gala du maître de la chanson kabyle, Akli Yahiatène.Des centaines de personnes sont agglutinées devant le portail principal de l’établissement culturel. La majorité ne pourra pas accéder et retournera bredouille car il n’y a pas suffisamment de places. La salle prend à tout casser 900 places. Il a fallu des mains et des pieds aux services de sécurité pour parvenir à canaliser la foule. Quand nous accèdons à l’intérieur, la salle est déjà pleine à craquer.Parmi l’assistance, on constate la présence de toutes les tranches d’âge, de 7 à 77 ans. Akli Yahiatène chante depuis 50 ans. Et pourtant, il reste jeune. Tous ses musiciens sont habillés en costume et cravate, à l’image du violoniste Rachid Dabachi ou du guitariste Hocine Amendas. Ce dernier s’est produit au début du spectacle, comme il le fait à chaque fois que le maître Yahiatène chante à Tizi Ouzou.Lorsque Akli Yahiatène du haut de ses 75 ans et avec toute sa forme et sa force monte sur scène, la salle s’enflamme. Les youyous et les applaudissements éclatent. Yahiatène, pendant deux heures, a régalé son public avec ses chansons immortelles et éternelles. Le spectacle se termina à 23 h. En quittant la salle, on constate que la ville s’est presque vidée. Mais le dispositif sécuritaire reste en vigueur. Sur la route de M’douha, une salle des fêtes diffuse de la musique raï. L’ambiance à l’intérieur est celle des cabarets. “Ceci permet aux gens de se défouler et de se débarrasser de l’angoisse”, nous dit un autre ami qui s’apprête à rentrer chez lui.A la station, il y a encore trois fourgons, deux vers Ouaguenoun et un vers Boudjima. Un minibus vieux modèle est aussi stationné. Il dessert le village Ikhelwiyen dans la commune des Aït Aïssa Mimoun.Notre fourgon vers Boudjima démarre sous les étoiles et la voix du regretté Salah Sadaoui nous accompagne. A travers la vitre, nous admirons la nature sans les hommes. La nuit, tous les arbres sont des oliviers.
Aomar Mohellebi
