Aâmi Ahmed, un centenaire

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raconte l’Aïd d’antan Elles sont peu nombreuses les personnes qui se remémorent encore les anciennes coutumes du village. 

Les parents d’aujourd’hui en parlent peu à leurs enfants de ce qui était cette fête auparavant. La plupart n’ont en tête que le soucis de réduire les frais.A Tighilt-Bougueni, chef-lieu communal de M’Kira, pour rencontrer les plus âgés de la localité il n’y a qu’à se rendre sur les bancs en ciment placés devant la mosquée ou le long de la principale rue où généralement s’installent les marchands de sardines. Aami Ahmed, comme chaque matin, parcourt près de trois kilomètres à pied pour venir, non seulement acheter son pain et faire ses emplettes, mais surtout pour rencontrer ses amis octogénaires. « J’aurai, dans quelques jours cent ans d’existence. Je suis parmi les rares hommes, encore en vie, à atteindre cet âge à M’Kira, il y a quatre ou cinq vieilles femmes qui sont plus âgées que moi », nous confie notre centenaire après avoir regretté la disparition d’un de ses proches amis et parent il y a à peine une semaine à l’âge de quatre vingt treize ans.

L’époque a changé 

Ainsi, notre interlocuteur a beaucoup à raconter, d’autant plus qu’il est lucide et que sa mémoire est toujours intacte. Avant de commencer à répondre à nos questions, il reconnaîtra, cependant, qu’il se fatigue vite et nous demandera d’admettre que chaque décennie est différente de l’autre, donc à chaque époque ses particularités, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Si l’acquisition d’un mouton à immoler le jour de l’Aïd, ces dernières années, est devenue un grand problème pour les montagnards, il n’a pas été de même auparavant, car les élevages ovins, bovins et caprins étaient les principales ressources, à côté de l’olivier et du figuier. «Chaque famille avait son propre élevage. Pour chaque Aïdh Amokrane, on égorgeait des béliers de deux années d’âge, qui avaient reçu toutes l’attention de la famille durant sa naissance », nous confie Aâmi Ahmed, tout en ajoutant qu’aux prix actuels, les moutons d’antan coûteraient au moins huit millions de centimes, mais « qui voudra de ces bêtes bien engraissées, de nos jours, alors que le cholestérol et la goutte n’épargnent ni les vieux, ni les jeunes ? » dira-t-il. Par ailleurs, les riches, autant que les plus pauvres du village, ne privent pas leurs enfants de ce plaisir, car même ces derniers font tout pour qu’au grand jour de la célébration du sacrifice, leur progéniture soit autour d’eux au lieu d’aller chez le voisin avec des regards envieux.

« Bien sûr qu’on était pauvre, et même très pauvre, nos parents, qui ne pouvaient pas se constituer un troupeau, demandaient aux riches de leur confier quelques bêtes à paitre, et les bénéfices étaient partagés, ce qui fait que même les bergers n’étaient pas privés de cette Sunna », tenait encore à nous dire Aâmi Ahmed qui, à certains moments, avait de la peine à parler, tant l’émotion des souvenirs  lui nouait la gorge.

L’ambiance au village

Prenant ses amis à témoin, Aami Ahmed nous dira, qu’actuellement, on ne sent aucune ambiance joyeuse à l’approche de l’Aïd, alors que lorsqu’il était enfant, malgré la misère et l’inexistence même de tout ce qui fait la vie, les gens manifestaient leur joie, entre eux. «Pour nous, les enfants, la fête de l’Aïd commençaient au moins une semaine à l’avance. Les petites filles et les adolescentes se réunissaient, chaque soir, au milieu du village pour chanter et danser jusque tard, dans la nuit jusqu’au moment d’aller se coucher, on l’appelait « Urar N’Tirachine ». Alors que pour les garçons, les plus jeunes d’entre nous, qui n’avions pas le droit de nous mélanger en dehors de cette occasion aux jeunes hommes (les célibataires), nous allions avec eux, à leur lieu habituel en dehors du village, pour chanter et écouter les sons de la Gheïta et du Tbel, joués par certains virtuoses, notamment les frères Kaci et Slimane N’Ali Oukaci et bien d’autres, que Dieu les accueille en Son vaste Paradis », se remémore notre interlocuteur.

Le jour de l’Aïd

Les mêmes coutumes et les mêmes traditions sont communes à tous les villages du douar de M’Kira, à quelques exceptions près. A se fier aux dires d’Aâmi Ahmed, pour tous les enfants de son époque, la célébration de l’Aïd débutait à l’aube, bien avant le lever du soleil. « Tous les enfants du village, vêtus de leur nouvelle gandoura (il n’ y avait pas d’habits), se réveillaient ou se faisaient accompagner par leurs parents, pour les plus petits, pour assister et partager le petit déjeuner distribué par le plus âgé du village, tout en recevant sa bénédiction. En effet, pour l’occasion, toutes les familles qui avaient célébré un heureux évènement, soit un mariage ou la naissance d’un garçon, devaient apporter à Tajmaât un grand plat de couscous, garni de grands morceaux de viande et de beaucoup d’œufs, alors que les autres, sortaient des beignets, Msemen ou autres gâteaux traditionnels », nous narre notre interlocuteur, alors que beaucoup de nostalgie se lit sur le visage de ses amis qui regrettent la disparition de ces coutumes. Après avoir pris le petit déjeuner ensemble, les enfants retournaient chez eux, les bras chargés de gâteaux traditionnels, de viande et d’œufs. Ensuite, ils ressortaient avec leurs moutons à égorger, pour les faire admirer. Les hommes se rendaient à « Lamsalla », un peu éloigné du village et où se rencontraient plusieurs villages. « Lamsalla regroupe les hommes des quatre villages qui entourent le nôtre. Avant, c’était Cheikh L., qui sera remplacé à sa mort par son fils Cheikh S., alors que le dernier, Cheikh H., n’a officié que ces derniers temps, de l’indépendance jusqu’au jour où les nouveaux Ulémas avaient proclamé que tout ce qui a été fait auparavant par nos aïeux étaient contraires à la charia, donc Haram, et depuis lors, personne ne s’y rend et le pauvre Taleb a perdu le pactole qu’il ramassait, ce jour là !», dit avec, un sourire, Aâmi Ahmed, qui reconnaît tout de même que la construction des mosquées, avec toutes les normes requises, au chef-lieu de la commune et dans plusieurs villages est une très bonne chose.

Le sacrifice

Au retour des hommes, après l’accomplissement de la prière de l’Aïd, les enfants attendent fébrilement l’immolation de leur mouton, et aussi avec beaucoup de regret et de compassion pour la bête qu’ils ont apprivoisée. « Oui, on nous a toujours raconté lorsque nous étions enfants, que le prophète Ibrahim El Khalil allait sacrifier son fils Ismaïl, comme le lui avait demandé Le Tout Puissant, puis, Dieu lui avait ordonné de sacrifier un remplacé un bélier, épargnant, ainsi, Ismaïl», nous dit Aâmi Ahmed, qui avait appris le Coran, tout enfant, car leur village avait sa propre école coranique, avec un Taleb qui était même logé au village, « mais cette instruction n’était pas très poussée, on apprenait juste le minimum » ajoutera-t-il. Par ailleurs, les enfants se déplaçaient d’une maison à une autre, pour assister à l’immolation des, tout en recevant des gâteaux de la part des maîtresses de maisons, surtout pour les plus jeunes. Les gourmands, de leur côté restaient chez eux et attendaient que leur père dépèce le mouton et enlève les boyaux, les tripes ainsi que le foie et le cœur, surtout pour mettre des morceaux sur les braises déjà préparées du Kanoun.

Le repas du soir et les visites familiales

Aâmi Ahmed, nous parlera également des fagots de bois d’olivier, coupés et préparés bien avant l’Aïd, pour les grillades de cette journée, alors que le soir, dans toutes les maisons, sortent des toitures les odeurs du bouzelouf et des tripes. Le village se vidait à la tombée de la nuit.  Le lendemain, dès le lever du jour, le père, armé d’une hache de couteaux bien aiguisés, entreprend de découper en morceaux la carcasse suspendue à l’intérieur de la maison. La mère prépare un grand repas pour la venue des parents, paternels et maternels. C’est un grand événement, pour elle, de recevoir, notamment son père, s’il est toujours vivant, car il sera le premier à venir rendre visite à sa fille qu’il n’aurait pas vue depuis de longs mois, ou de ses frères, au lieu et place de son papa. Pour les enfants, chacun aura pour mission, en cette occasion, de se rendre chez les grands-parents, les oncles et les tantes qui habitent dans les villages environnants. « Durant toute la seconde journée de l’Aïd, ce sont d’interminables va et vient, notamment de gamins accompagnés de leurs parents qui se rencontraient le long des chemins, se souhaitant les meilleurs vœux.  Dans notre village, nous attendions, surtout, les parents des femmes de nos oncles, dont les pères sont des caïds. Il fallait voir leurs cortèges de chevaux. C’était fantastique. Ces caïds nous offraient des bonbons, ce qui n’était pas toujours à notre portée ». 

Essaid  Mouas 

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