A l’âge de la pierre taillée

Partager

Reportage réalisé par Rachid Oulebsir

Après les petits villages de Tansaout et At Vouali, nous traversons Taourirt pour entrer dans le pays de la pierre bleue. C’est un immense triangle ayant pour sommet, au nord, le village d’Ahnif et pour base, au sud, les ardoisières de Tassedart. Il est limité à l’est par la montagne boisée de Tichy que les incendies de l’été passé ont défiguré et à l’ouest par la rivière Sidi Aïssa, petit confluent de l’oued Sahel,principal affluent de la Soummam.«At Mansour vivent du travail de la pierre, depuis le début des années 1970, après que M. Boubekeur Daou eut l’idée d’exposer des échantillons de lames d’ardoise sur les accotements de la RN 5. Ceux qui ont des gisements d’ardoise sur leurs terres les exploitent ou les louent. Ceux qui ont des terrains à proximité de la route nationale en font des dépôts de vente de pierres. Le propriétaire d’engins, de tracteurs les utilisent dans l’extraction et le transport. Il y a, enfin, ceux qui n’ont que leur savoir-faire ou leurs bras qui travaillent directement dans la carrière», explique Mouloud Naïli, exploitant d’un gisement de pierres à Tassedart et tenant le 2e parc d’exploitation sur la droite de la RN 5 en venant d’Alger, après celui de Kacem Lefdhal.Rabah Ameur pose son marteau sur les débris brillants de pierre bleue, pousse un soupir, époussette son veston et dit : «La pierre, c’est mon monde, mon métier. L’arracher aux entrailles de la terre, la façonner, la ciseler pour lui donner une forme et une âme, la vendre, voilà mon travail. Toute l’année durant, qu’il vents, qu’il pleuve, dans la poussière sous le soleil de plomb, je tranche l’ardoise noire, le schiste jaune et le gré panaché». Le jeune homme de 20 ans parle en homme expérimenté, forgé par le labeur éreintant de la carrière depuis qu’il a quitté l’école primaire à 12 ans.Un tracteur arrive, tirant dans un cahot assourdissant, une remorque chargée de lourdes dalles noires salies par la marne et des larmes oblongues d’ardoise bleue fine, striée de filaments jaunes.«D’abord, les carreaux, ensuite les pierres lourdes», ordonne le propriétaire du «voyage». Le déchargement s’effectue à la chaîne. Cinq ouvriers se passent les plaques de schiste les unes après les autres. Une demi-heure a suffi.

Seul le tracteur peut s’y rendreLe tracteur repart, emmenant sur ses gardes-boues les jeunes ouvriers vers le plateau de Tassedart, l’immense gisement d’ardoise coincé entre la haute Soummam et les coteaux verruqueux de Bordj Bou Arréridj, à l’orée du mystérieux Hodna.Nous prenons place dans la remorque, accroupis, accrochés aux ridelles noircies de poussière de schiste. Aucun véhicule, à l’exception des tracteurs, ne peut emprunter le sentier caillouteux qui mène à l’ardoisière. Mouloud Naïli, ancien carrier et haveur confirmé, la cinquantaine bien marquée, nous accompagne. Le tracteur quitte le bitume du grand axe routier reliant Constantine à la capitale à quelques encablures de Taourirt, à hauteur du lieu dit Tizi-N’Zggane, prenant par la droite un chemin muletier élargi à deux roues de véhicule. Il remonte péniblement le long de la rive gauche de l’oued Sidi Aïssa, traverse plusieurs gués boueux dans un maquis de lentisques (amadagh), de tamaris (amemay) et de jujubiers (azougar), qui surplombe le tracé de l’oléoduc saharien venant de Hassi Messaoud pour finir à Béjaïa.La terre est ocre, striée de plaques bleuâtres. Des vestiges de travaux témoignent d’une ancienne activité agricole. Des traces de labours encerclent les frondaisons des oliviers récemment déchiquetés par la neige, jaunis par le gel. Des murets de moellons grossiers retiennent la terre autour des racines d’arbres ébouriffés par l’hiver, manquant visiblement de soins. Des venelles striant le sol marquent le passage des troupeaux de chèvres et de brebis.Après un parcours de six km de singulières secousses, le tracteur entre dans l’immense chantier. Des débris d’ardoise, de petites lames bleues brillantes, giclent sous la pression des roues du tracteur qui slalome entre les énormes bassins de différentes profondeurs. «Nous changeons de pneus tous les six mois. La caillasse dévore rapidement le caoutchouc. Ça revient trop cher, mais on n’a pas le choix», dit Mouloud notre guide du jour. Aucune habitation alentour. Une source d’eau claire aménagée coule entre les bosquets de tamaris et de lauriers-roses (Ilili) à l’entrée de ce losange bleuâtre, pour traverser comme un long reptile la pinède clairsemée, au grand bonheur des hommes de pierre. «Personne ne peut activer dans cette carrière, notamment en été, s’il n’y avait ce filet d’eau. La nature fait bien les choses. Nous venons de reprendre l’activité après un arrêt de deux mois, le froid était insoutenable. La neige et la pluie nous ont cloîtrés à la maison», commente Kacem le haveur aux mains calleuses.Tassedart, mot signifiant banquette en berbère, est un plateau rocheux incliné, caché dans une forêt de pins (tayda). La terre appartient à plusieurs familles de la région. Elle est louée en concessions aux professionnels de la pierre taillée à raison de 4 à 5 millions de centimes jusqu’à épuisement de la roche. Une surface de 400 à 500 m2 représente une concession moyenne. Les carriers la creusent sur cinq à six mètres de profondeur après l’avoir décapée, jusqu’à atteindre la roche dure, où la pierre ne peut être délitée en lames. Le gisement est épuisé après trois à quatre ans d’extraction à un rythme moyen d’un homme travaillant au pieu, à la barre à mine, sans machine. «Notre activité traverse une crise sans précédent. Vous pouvez le constater, il y a près de 60 concessions abandonnées, pour seulement 30 en activité. Ce n’est plus rentable. Il y a deux ans, près de 300 ouvriers activaient dans les carrières. Aujourd’hui, il y a à peine 60 ! On ne trouve plus d’ouvrier qui accepte de laisser sa jeunesse dans cet enfer à 500 DA la journée», dit Karim Bendehar, un athlétique ouvrier activant tantôt dans la carrière tantôt dans le point de vente.

Ni assurance, ni congé de maladieMeftah Seyad, est carrier depuis son jeune âge. Associé à Kacem, il travaille à l’extraction des dalles d’ardoise. Une besogne pénible accomplie avec des moyens rudimentaires. Une masse de 10 kg, un burin d’acier trempé, «On se débrouille avec ce qu’on a. Nous récupérons les tiges d’amortisseurs auprès des garagistes, les forgerons les transforment en burins, en haches, en pioches ou autres instruments», affirme Seyad exhibant une énorme tige d’acier pointue. Un bulldozer décape le sol dans un tintamarre qui crève les tympans. «Il n’y a pas si longtemps, toute cette masse de terre était sortie à la force des bras. L’épaisseur à nettoyer avant d’atteindre la roche est parfois d’un mètre», ajoute l’homme de pierres. Des jeunes, sans doute rejetés par l’école et qui n’ont pas trouvé d’autres activités, s’attellent à la besogne, à la main des pelles, des barres à mine, des masses énormes et des burins brillants.Le gisement de pierre percé d’une multitude irrégulière de bassins inégaux, comme un nid de guêpes, semble infini. On avance sur les bris d’ardoise tranchants comme des lames. Des tas de cendres à proximité de cabanes de roseaux et de branchages témoignent de la précarité des conditions de vie et de travail. «On fait un feu pour réchauffer le maigre repas qu’on ramène avec soi», dit Mouloud.Le havage (afthah) est sans doute l’acte le plus pénible et aussi le plus valorisant. Il revient à l’ancien ouvrier de l’accomplir. Il consiste à pratiquer une ouverture dans la surface unie de la roche plate. C’est le début du travail, de sa réussite dépend la suite de l’exploitation. On s’entoure de toutes sortes de précautions pour pratiquer leftih, la fenêtre, et se frayer un chemin pour entamer l’abattage.«L’objectif est de former les lames harmonieuses et fines, en suivant les veines de la roche. Utiliser ses failles naturelles, deviner ses points de rupture, ses faiblesses pour dessiner un bon front d’abattage, voilà ce qui distingue l’ancien haveur du novice. C’est un travail de précision on n’utilise jamais d’explosifs», explique notre guide.Trois bergers mènent quelques brebis et une dizaine de caprins vers la source, coulant d’entre deux pins d’Alep. Un vol de corbeau tournois sur la pinède.Des tracteurs vont et viennent. Ils dégagent les déblais, les déchets graveleux, la terre rose et les touffes de buissons.«Notre vie se déroule entre cette carrière et notre point de vente à proximité de la route de Beylik (RN5). Il nous arrive de haver, un mois durant, pour constituer un bon stock de dalles à tailler sur le lieu de vente, un chantier en plein air sous les oliviers» commente Mouloud Naili et d’ajouter «Notre journée n’excède pas cinq à six heures. C’est la limite physique supportable. Il faut être jeune et bien portant pour manier le marteau et la barre à mine toute la journée respirant la poussière de pierre. Tous les hommes que vous voyez là ont moins de 40 ans. Au delà on se recycle dans le transport ou le gardiennage» Les hommes de pierre triment dans ces bassins bleus et noirs, vêtus de simples haillons usés par le frottement des gravats. Ils n’ont ni casque, ni masque de sécurité, chaussés de simples espadrilles ou de bottes de plastique.Pas d’infirmerie à proximité de cette mine à ciel ouvert. Taourirt, la première agglomération, se trouve à une dizaine de kilomètres. Les risques sont multiples et réels. Les factures sont quotidiennes. Il n’y a ni assurance, ni allocations familiales. «Quand arrive un pépin, on s’accroche au Bon Dieu. Nous travaillons encore à l’ancienne. Le bull et le tracteur sont un progrès magnifique mais, il reste beaucoup à faire. Sans électricité, on ne peut pas progresser. Le travail est encore manuel et l’outillage rudimentaire. On a eu des promesses d’aides mais c’est du vent en définitive», regrette Karim Bendehar, le tailleur de pierre. Nous prenons place, sur les dalles de schiste, dans la remorque d’un tracteur en partance. Il n’y a plus rien à voir, dans ce monde moyenâgeux, qui ne fasse mal au cœur.

Des artistes de l’ardoiseTassedart, énorme marche d’escalier naturel, adossée au mont Bibans, est une ancienne carrière d’où les habitants d’Ath Mansour, extrayaient, depuis des lustres, les lames d’ardoise pour pourvoir toute la Kabylie centrale en pierres tombales. Les jeunes de la région reproduisent par atavisme les réflexes des aïeux. Dans ce monde moyenâgeux où l’homme affronte la nature les mains nues pour lui arracher sa subsistance, l’activité semble se dérouler dans une grande anarchie. Mais, à bien y regarder, on décèle un début de division du travail que la relance du bâtiment et de l’auto-construction dans le monde rural pourraient accélérer. Une timide spécialisation se dessine malgré la polyvalence qui caractérise encore ces hommes maîtres de la pierre et du marteau.Trois métiers sont déjà bien distincts. Les haveurs, en amont, jeunes, forts, capables de supporter de lourdes charges de travail, délitent la roche et arrachent les plaques d’ardoise. Ils constituent la base de toute l’activité, leur tâche est de loin la plus pénible. Sans eux rien ne peut se faire. En aval, les tailleurs et les équarrisseurs jouissent d’une grande dextérité. Ce sont d’habiles finisseurs, de véritables artistes du burin et du marteau capables de façonner des tuiles d’ardoise, des briques de granit, des claveaux et des voussoirs pour les arcades et les linteaux.Entre les haveurs et les tailleurs, activent les transporteurs. Ils constituent avec leurs tracteurs et le trait d’union entre la lointaine ardoisière et la quinzaine de dépôts répartis de part et d’autre de la RN 5, voie unique reliant Alger à l’est du pays. Les trois segments de l’activité exigent la présence de main-d’œuvre sans qualification pour assurer le chargement et les menues tâches indispensable pour la vie des dépôts et de la carrière. Des jeunes aux bras forts et à la tête pas trop pleine, rejetés par l’école par fournées entières.Il n’y a aucune activité notable dans cette région, qui a tôt été marquée par l’émigration vers les villes algériennes, d’abord, puis vers la France au début du 20e siècle.C’est le nommé Boubekeur Daou qui le premier eut l’idée de tailler l’ardoise et de l’exposer à la vente à proximité des grands axes routiers. Il a installé un dépôt qui lui servait aussi d’atelier. Les commandes ont afflué. Ce fut le début de «l’ardoiserie», une activité qui pourrait tirer toute la région de la torpeur. Mais qui mettra la main à la poche pour moderniser l’outillage et mécaniser les tâches les plus lourdes ?Cette région montagneuse intérieure encadrée par les affluents de l’oued Sahel, dominée par les versants septentrionaux du défilé des Bibans ne connaît que deux saisons dans l’année. Les courtes journées froides de l’hiver où il vente rageusement et pleut en averses dévastatrices qui lavent le sol et découvre les lits d’ardoise et de calcaire blanc des profonds ravins, et les longues journées de l’été qui ne laissent pas le temps au printemps de s’installer et recouvrir le lande de son manteau de verdure. L’été dure pratiquement neuf mois étalant ses chaleurs sur l’automne. L’hiver exceptionnel de cette année ne peut faire illusion durablement. A part quelques chevriers qui suivent leurs maigres troupeaux, la terre ne nourrit guère ses occupants. L’espoir est dans le sous-sol et son ardoise.

A la mesure du voyageLe temps semble arrêté ce jeudi 10 mars. L’hiver n’est pas réellement fini, même si le printemps tente une timide incursion à la faveur de ces dernières journées ensoleillées.Une légère brume blanchit les tamaris (amemay) et les genêts (azezou), l’air embaume la lavande sauvage (amezir) et le parfume de la gomme de pin (tizerft).Kacem Lefdhal possède son établi sous un olivier. Une panoplie d’outils jonche le sol. C’est là qu’il taille la pierre, lui donne une seconde vie. Depuis quelques jours, il dégauchit des dalles noires pour fabriquer de la «faïence» comme il l’appelle. Une commande spéciale qu’il ne peut confier à ses apprentis.«C’est un travail délicat. J’utilise la laye, une hache dentée spéciale pour découper, tailler et façonner la pierre. J’use aussi de la sciotte, une scie à main pour couper la pierre tendre. Le reste de l’outillage est classique, des burins effilés et des marteaux de plusieurs poids», explique Kacem qui a créé un véritable marché de la pierre bleue. Mouloud Naïli exhibe sa main blessée. Un gros œdème, causé par un malencontreux coup de marteau l’empêche de travailler depuis une semaine. Ce sont les frères Ameur, Rabah et Nabil, deux robustes jeunes hommes, qui le suppléent dans la délicate tâche qui consiste à tailler le gré (andjar) en briques décoratives et trancher l’ardoise (anchar) pour former des lames harmonieuses.La pierre se vend par «voyage». La remorque d’un tracteur constitue l’unité de mesure pour tout achat et toute vente. Elle donne entre 15 et 20m2 de pierre de revêtement du sol quand l’ardoise à de 5 à 7 cm d’épaisseur et 30 m2 d’ardoise fine de 2 cm de chant. Un voyage de pierre bleue de revêtement coûte au niveau du gisement 1100 DA. Celui de la pierre tombale 1300 à 1500 DA. La pierre taillée pour le revêtement est cédée à 200 DA le m2, l’ardoise de façade est de 500 DA le m2 pour la pierre de colonne ou de piliers. Les tailleurs sont rétribués au mètre carré, leurs revenus sont en réalité très faibles. Ils ne dépassent guère un million de centimes par mois. L’activité tourne au ralenti, la crise socio-économique n’a épargné aucun métier. «Autrefois, nous vendions une dizaine de voyages par jour. Depuis un an, nous écoulons à peine la moitié les citoyens qui construisent leurs propres logis, ne peuvent se permettre la pierre bleue, ils se rabattent sur le parpaing et le béton», affirme Mouloud Naïli.Dans ces contrées démunies où l’homme et la pierre se côtoient pour écrire des légendes, le soleil, avant de se coucher, dessine au-dessus des pinèdes des arcs-en-ciel flamboyants. Les maisons de pierre bleue semblent des phares veillant sur les mamelons chauves cernés d’oliviers chétifs. Les hommes y font des rêves d’ardoise.

R. O.

Partager