Par Amar Naït Messaoud
Le bruit et la fureur des élections locales n’ont pas encore cessé que se profilent déjà les sénatoriales destinées à renouveler les deux tiers de la composante du Conseil de la nation. « Recrutant » sur la base des élus sortis du dernier scrutin du 29 novembre dernier, le Sénat assoit le choix de ses élus sur le vote qu’auront à effectuer les élus locaux, en tant que collège électoral, parmi leurs pairs candidats. Le reste de la composante, c’est-à-dire le tiers, est désigné par le président de la République. Le bicaméralisme institutionnel algérien (Assemblée nationale et Sénat) est institué par la Constitution afin de prévenir et de pallier d’éventuels déséquilibres politiques que porterait l’Assemblée populaire nationale dans l’adoption des lois proposées par l’Exécutif ou issues de l’auto-saisine. C’est là un schéma formel, qui s’est donné des missions réelles et un contenu effectif, et qui a fait ses preuves depuis des dizaines d’années dans les démocraties avancées. Pour être un schéma sommital, cette forme de l’organisation de la société politique n’en est pas moins une émanation des forces et des énergies qui animent et qui irriguent la société dans ses intimes profondeurs. C’est d’ailleurs le sens même que revêt le scrutin du collège électoral qui permet à des représentants locaux d’accéder à des responsabilités politiques d’envergure nationale. N’oublions pas que le président du Sénat est considéré comme le deuxième personnage de l’État après le président de la République. De même, dans les moments cruciaux que peut vivre la Nation, la convocation des deux chambres parlementaires- événement connu sous le nom de congrès parlementaire-correspond à une espèce de souveraineté référendaire destinée à trancher un problème ou un litige grave. Ce fut, par exemple, la procédure adoptée lorsque le président Bouteflika décida de déclarer tamazight langue nationale, au lendemain des événements du Printemps noir. Sur d’autres dossiers, le Sénat est appelé à la »rescousse » pour tempérer les ardeurs des députés de l’APN par rapport à certains projets de loi. Soumis au Conseil de la nation, ces derniers bénéficient du vote du tiers présidentiel; dans le cas où celui-ci s’avère insuffisant, il sait toujours dénicher ou susciter des alliances auprès des partis proches de sa mouvance pour conférer la mouture voulue au projet de loi. En dehors de ces mécanismes destinés à faire valoir les grands équilibres politiques, au profit d’une vision moins entachée de vicissitudes politiques ou même de vaines lubies, les citoyens, qui ne votent pas directement sur la composante du Sénat, n’ont qu’une notion superficielle, voire abstraite, du rôle de cette deuxième chambre parlementaire. Hormis le congrès parlementaire qui avait permis l’introduction de tamazight dans la Constitution (article 3-bis), la Kabylie ne retient du Sénat que la démission bruyante de Mokrane Aït Larbi, qui faisait partie du tiers présidentiel, à la suite des événements sanglants du Printemps noir. La fièvre sénatoriale qui s’empare depuis quelques jours des cercles politiques, ayant obtenu des sièges aux dernières élections locales, et qui « captive » confusément l’opinion, est, avouons-le, loin de répondre exclusivement à ce souci de faire fonctionner, selon les »normes » requises, la mécanique institutionnelle du pays. Jusqu’à ce jour, en dehors de rares circonstances qui ont permis au Sénat de montrer sa pertinence et de justifier l’opportunité de son existence, les citoyens demeurent sans grande instruction de ce à quoi peut servir cette noble institution, d’autant plus que l’hégémonie politique que FLN y a exercée depuis 2007 n’est pas faite pour servir de pédagogie ou de parangon de démocratie institutionnelle. Cette hégémonie s’installa au moment où la société et l’économie de l’Algérie cherchaient à devenir plus ouvertes sur le monde et sur l’esprit de modernité.
Une dommageable dichotomie
Si cette dichotomie-entre le pays réel, celui du labeur, de l’effort et de l’authenticité d’une part, et l’Algérie de nostalgie démagogique et de rente qui ne veut pas d’un ancrage dans le 21e siècle, d’autre part- persistait à l’occasion des prochaines sénatoriales, le désenchantement n’en sera que plus grand pour une jeunesse qui estime que les solutions du type »Printemps arabe » n’en sont pas; c’est une illusion d’optique qui prolonge et aggrave la sujétion de la société par des »succédanés » d’autocrates qui se déclarent comme »conscience du monde ». Peut-on donner un peu plus de d’âme et de relief au Conseil de la nation après que, en mai dernier, l’élection de l’Assemblée populaire nationale eut laissé sur leur faim les démocrates et les républicains, malgré une réelle régression du courant islamiste? Le message des abstentionnistes, particulièrement pour les législatives, est sans aucun doute à décrypter comme désaveu de l’état de statu quo dans lequel baignent les institutions, l’appareil économique et les structures politico-administratives du pays. Pour les populations qui ont eu à subir pendant plus d’une décennie les horreurs du terrorisme le plus barbare de l’histoire moderne et qui ont bravement résisté à l’anéantissement de l’esprit de novembre, pour les travailleurs rejetés par le système économique en perpétuelle transition, pour les rares capitaines d’industrie qui ont eu le courage d’investir et de s’investir dans un climat de patente adversité due aux structures obsolètes de l’administration et des banques, pour les populations et les élites qui ont payé et de façon sanglante leur engagement dans l’entreprise de démocratisation du pays, pour tous ces acteurs au mérite inégalé d’une Algérie endolorie et meurtrie, la déception est incommensurable lorsque, à chaque pas fait vers de nouvelles conquêtes d’émancipation citoyenne, de liberté et de développement économique, les structures et les appareils archaïques régentant le pays les rabaissent, les malmènent et les bloquent dans leur élan. Pour que la société puisse reprendre l’initiative et s’ouvrir de nouveaux horizons dans un monde qui, chaque jour, voit ses frontières s’effacer et ses distances se réduire, les élites et les cercles de décision sont plus que jamais interpellés. La solidité et la cohésion de la nation ne se limitent pas à une mémoire et une histoire communes. Comme l’amour, ses preuves doivent être faites chaque jour. Et ce n’est pas avec des institutions claudicantes qu’on espérera faire faire le bond nécessaire au pays pour le projeter dans l’orbite du siècle qui commence. Seule une vie institutionnelle stable et dégagée des interférences parasitaires pourra un jour, si le pays s’engage résolument dans la voie démocratique, faire valoir les choix citoyens et leurs corollaires obligés : la sanction par les urnes et l’alternance au pouvoir. Dans quelle mesure la révision constitutionnelle, prévue pour le premier semestre 2013, pourra-t-elle contribuer à cet objectif historique et à ce grand dessein?
A. N. M.
