L’intelligence nationale mise sous le boisseau

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Amar Naït Messaoud  

En ces temps d’incertitudes politiques, d’impasse économique et de malaise social, la perte de repères culturels semble être une conséquence logique qu’il y a lieu de décrypter et d’interroger. Face aux dérives de tous bords prenant pour soubassement la religion, l’entreprise relève sans aucun doute d’une mission de salubrité publique. En effet, de tous côtés fusent des fatwas que les jeunes Algériens interceptent sur Internet ou sur les chaînes satellitaires orientales. La fantaisie, les lubies et le délire se disputent la place pour embrigader les jeunes dans des aventures qui relèvent tout bonnement de la psychopathologie. La dernière des ces fatwas est celle appelant au ‘’mariage par le djihad’’, consistant à envoyer des femmes sur le front, où des islamistes sont supposés lutter contre des pouvoirs tyranniques, et les offrir en mariage, pour quelques heures, à ces combattants à qui on veut «monter le moral» par cet acte inqualifiable. L’occasion trouvée par le muphti saoudien, cheikh Mohamed Al Arifi, qui a lancé cette ‘’autorisation’’, voire recommandation, est la guerre en Syrie. Il n’a pas fallu plus de quelques semaines pour qu’une dizaine de filles tunisiennes rejoigne le front syrien, où les attendaient des salafistes de leur pays partis aider les opposants à Bachar el Assad.  Malheureusement, ce genre de dérive et de perversion trouve toujours preneur en Algérie, pays dont la jeunesse est exposée à tous les vents de l’inculture et des comportements débilitants. Même si l’on n’a pas d’information officielle sur le déplacement de nos concitoyens (nes) sur le front syrien, la fatwa en question n’a pas manqué d’être répercutée et reprise par plusieurs journaux arabophones. Les Algériens n’ont pas pu, dans un passé récent, échapper à d’autres dérives de ce genre, comme celle, par exemple, de l’obligation pour la femme exerçant dans un bureau, d’allaiter son collègue pour être autorisée à travailler avec lui dans le même bureau! C’est là une fatwa émise en 2009 par Ezzat Attia et Abdelmahdi Abdelkader, deux théologiens d’Al Azhar, par laquelle ils insistent sur le fait que la  femme est tenue d’allaiter cinq fois son collègue en lui donnant directement le sein. Avec un sang froid digne de la littérature satirique égyptienne, un journal cairote lance ce commentaire-boutade: «En vous rendant dans une administration publique, vous ne devriez pas être surpris si vous tombez un jour sur un fonctionnaire de 50 ans en train de téter sa collègue«. Le Conseil supérieur islamique algérien a appelé plusieurs fois les jeunes à ne pas suivre des fatwas anarchiquement distribues par différents médias. Le ministre des Affaires religieuses, Bouabdallah Ghulamllah, lui aussi, s’est plaint que l’on ne puisse pas suivre correctement l’Islam maghrébin, de rite malékite. Mieux, au début du mois de mai dernier, un colloque a été spécialement consacré à ce sujet. Il y a deux semaines, Ghulamllah s’est exprimé à Tizi-Ouzou sur la « ‘nécessité de préserver le référent religieux de la nation algérienne qui constitue une forteresse infranchissable à tous les courants religieux étrangers à notre rite malékite », en ajoutant: « il faut absolument œuvrer pour la consolidation et l’ancrage de notre référent religieux national pour prémunir la nation de tous ces courants étrangers à notre culture qui visent la dislocation de l’unité nationale ». Mais à quoi pourraient bien servir ces «appel’’ et conseils des instances religieuses nationales si les vraies faiblesses sont à constater dans la performance des instances culturelles, des médias, de l’école algérienne et de la mosquée. Le ministre lui-même vient de reconnaître que le niveau des imams est très faible. À l’offensive des pseudo théologiens orientaux, il ne peut être répondu que par les ressources authentiques du pays, celles fondant les valeurs culturelles du pays, et par la médiatisation des travaux des intellectuels et hommes de culture algériens qui se sont investis dans le  champ de la réflexion. Dans ce contexte, qu’a fait l’Algérie officielle pour vulgariser et faire connaître la pensée de Mohamed Arkoun, depuis sa disparition en 2010? Philosophe algérien, spécialiste de l’Islam, né à Ath Yenni en 1928, il est enterré au Maroc. Professeur émérite à la Sorbonne, auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de centaines d’articles, il est reconnu mondialement pour ses apports à la lecture de l’Islam, en investissant les champs de l’anthropologie, de la sociologie et des autres sciences humaines. Notre jeunesse a un immense besoin de s’établir des repères, aussi bien à partir de la culture ancestrale, populaire, qu’à partir de la culture savante portée par des personnalités comme Mohamed Arkoun ou Mostefa Lacheraf.  La pensée et les recherches de ces éclaireurs sont censées être prises en charge par l’école algérienne, l’Université les maisons d’édition et les médias sous toutes leurs formes.  S’agissant de l’Université Arkoun a déjà fait un constat amer: « l’arabisation qui a été très poussée par exemple en Algérie a abouti à une coupure de nos étudiants par rapport à toutes les publications qui se font dans les langues européennes. Si un étudiant algérien veut s’informer sur l’état actuel de l’anthropologie, il doit connaître l’anglais, le français, l’allemand, éventuellement l’italien et l’espagnol, parce que dans la bibliothèque en langue arabe, il n’y a rien à cet égard ». Parlant des bouleversements qui affectent le monde d’aujourd’hui sur les plans technologique, idéologique et culturel, il dira : « l’histoire que nous sommes en train de vivre crée une nouvelle situation pour toutes les cultures du monde (…) Si l’Islam veut s’inscrire dans cette nouvelle histoire, il faut absolument qu’il bouleverse et subvertisse intellectuellement et scientifiquement tout le cadre traditionnel hérité du passé (…) L’histoire que nous vivons est une histoire de rupture totale non seulement avec les passés des religions, mais aussi avec la modernité. On n’est plus dans la modernité en marche conquérante et innovante sur laquelle nous avons vécu jusqu’au 11 septembre 2001. Le 11 septembre est une date repère. C’est un fracas considérable à la fois pour une prise de conscience qui n’a pas eu lieu, côté musulman, mais qui n’a pas eu lieu, non plus, en Occident ».

A.N.M.

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