Par Amar Naït Messaoud
Jamais, sans doute, l’Algérie n’a été autant citée et évoquée dans l’aire géographique du monde arabe que depuis le début du mois de juillet 2013, lorsque le pouvoir des Frères musulmans, incarné par Mohamed Morsi, a été renversé en Égypte. Dans le sens d’une expérience ‘’pionnière’‘ qui mérite d’être suivie ou d’une leçon à prendre pour éviter de la reproduire, l’épisode algérien de l’arrêt du processus électoral de janvier 1992 revient dans toutes les bouches, sur les chaînes de télévision et dans les titres de presse. Le pourrissement de la situation en Égypte, le dernier week-end, au cours duquel on a enregistré presque 200 morts lors des affrontement des manifestants pro-Morsi avec l’armée, et la mésaventure de la transition “démocratique’‘ en Tunisie, marquée cette semaine par l’assassinant d’une autre grande figure de la gauche laïque, Mohamed Brahmi, ont amplement ravivé le triste souvenir de ce qui se produisit en Algérie au début des années 1990. Juste après l’arrêt du deuxième tour des législatives du 26 décembre 1991, la violence des extrémistes islamistes, déjà préparée dès les élections communales de 1990 où l’ex-Fis a pris une grande partie des municipalités, se répand dans la rue. Après la prière de vendredi, l’armée se trouvait dans l’obligation d’intervenir pour disperser les foules furieuses investissant les places publiques et les boulevards des grandes villes du pays, et particulièrement d’Alger. Le regretté président Mohamed Boudiaf déplorait, en direct à la télévision, que chaque vendredi les médias du monde entier fussent aux aguets, sur le qui-vive, pour rapporter le ‘’scoop’‘ des manifestations sanglantes. “Nous sommes devenus la risée du monde!‘’, s’exclama-t-il dans une espèce d’étrange déréliction humaine.
Si, aujourd’hui, plus de vingt ans après la tragédie algérienne qui a valu au pays quelque 200 000 morts, des centaines de milliers de blessés, des traumatismes durs à effacer et une régression politique et culturelle qui est loin d’être “féconde’&lsquo,; l’onde de choc avance, montre son visage immonde et prend ses quartiers dans les pays arabes qui jouissaient, jusqu’à il y a quelques années, d’une relative stabilité c’est que, à l’échelle du monde arabe et musulman, se pose un réel problème culturel et sociétal, posant la problématique du passage du souvenir politique de la période révolue du Califat à une modernité politique sécularisée basée sur la notion de citoyenneté. N’est-ce pas un signe des temps, signe plus que révélateur, qu’un parti tunisien, né après la chute de Benali, appelle expressément et sans retenue à la réinstauration du système du Califat. Des détracteurs tunisiens, non sans humour, se sont même posés la question de savoir de quel Califat il s’agit, celui de la petite Tunisie ou celui de la Porte Sublime cassé par le père de la Turquie moderne, Atatürk, en 1924. C’est là une phase très délicate de l’évolution des peuples de l’ère civilisationnelle arabo-musulmane ou, d’après l’expression de l’historien algérien Mohamed Harbi, il s’agit pour ces peuples de passer de la qualité de croyants au statut de citoyens. Les peuples européens ont fait un long chemin pour se libérer des schémas de la société médiévale, chemin faits de guerres de religions, de bûchers, de révolutions politiques, dont la plus prestigieuse a été la révolution française de 1789, de révolution industrielle, de l’ère atomique et technétronique débouchant sur une civilisation que certains savants qualifient de postindustrielle. Les autres peuples de la planète, majoritairement sortis depuis un demi-siècle de la colonisation européenne, sont censés, logiquement, sans doute par une conception naïve de l’histoire et de la société pouvoir “faire le saut», tirer la leçon de l’histoire des autres nations, et faire l’économie des troubles, des guerres et des régressions. C’est sans doute un raccourci trop précipitamment pris par certains analystes et autres responsables politiques. Certes, les peuples de l’ancien tiers-monde, en général, et de l’aire géoculturelle arabe en particulier, ne sont pas condamnés à refaire le parcours de l’humanité médiévale pour se hisser au rang de peuples culturellement et politiquement émancipés. Mais, ils n’ont pas, non plus, pour vocation de brûler toutes les étapes par un coup de baguette magique pour entrer, par effraction, dans la modernité et jouir, sans coup férir, de ses bienfaits. La situation d’impasse qui se pose devant les pays situés dans une région que les Américains appellent MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) est dangereusement aggravée par la géostratégie mondiale où seuls les intérêts capitalistiques ont droit de cité. Dans les grands malentendus régnant, dans cette région, entre gouverneurs et gouvernés, la manipulation de haute voltige et la vision sordide des intérêts géostratégiques des grands pays qui mènent le monde ont oblitéré toutes les voies de la libération politique, économique et culturelle des peuples. Les gouvernants et les partis d’opposition de ce grand ensemble géographique sont rarement maîtres d’eux-mêmes. Ils sont souvent le prolongement adouci, édulcoré de voraces calculs d’intérêts dont le centre de commandement est à ailleurs, là où les crises économiques et financières qui tiennent le monde sur le fil du rasoir déploient leurs stratégie d’accaparement de richesses, de délocalisation et de mise sous boisseau de la souveraineté des peuples. Les retards dans le processus d’émancipation culturelle, dans la valorisation de la spiritualité de la religion par rapport au formalisme stérilisant d’une désuète liturgie, et dans la construction démocratique sont largement avantagés et prolongés, tant de calculs de la géostratégie régionale et par les attitudes bancales des fausses élites nationales. Le douloureux dilemme, la ‘’peste’‘ du pouvoir en place et le ‘’choléra’‘ de l’islamisme rampant, sous les fourches caudines desquelles on a sommé la société à passer, a décidément la vie longue. Il touche les grands pays arabes, les moins soumis au pétrodollar monarchique.
A. N. M.