Par Amar Naït Messaoud
Même si, visiblement, les salons et expositions de livres sont loin de suffire pour ranimer la flamme de la lecture et restituer à la magie de la graphie portée par le livre son pesant d’attractivité les occasions de faire rencontrer éditeurs, auteurs et lecteurs, autour de leur objet «fétiche», sont toujours les bienvenues. On a bien besoin du décor livresque, de la fragrance du papier relié en bouquin et des discussions de circonstance charriées par un tel regroupement. Sans être un titre de garantie que le livre sera définitivement notre «dada», les manifestations autour du livre peuvent jouer le rôle d’un ‘’rappel à l’ordre’’ ou d’une douce invitation à renouer avec les fondements ancestraux de la culture, du moins tel que cela est connu depuis la création de la première machine de Gutenberg, l’imprimerie. Jusqu’à la fin des années 1980, la Kabylie avait relativement tenu à cette tradition, à travers les bibliothèques de collège et de lycée, et à travers aussi les librairies de nos petites villes qui ne désemplissaient pas. Azazga, Aïn El Hammam, Tizi-Ouzou, Béjaïa, Akbou, Tazmalt, Boghni et d’autres agglomérations attiraient les lecteurs des villages environnants par les livres qui remplissaient les rayons des librairies. Chez certains libraires, l’achat du livre devenait une occasion pour tout le monde de discuter de certains sujets brûlants, de décortiquer et de commenter l’actualité du moment. Il y avait même certains marchés hebdomadaires qui mettaient sur les étalages des livres de littérature générale, des encyclopédies, des ouvrages scientifiques. Le marché de Tazmalt, le jeudi, le marché de Tizi-Ouzou, le vendredi, et d’autres espaces de commerce offraient aux jeunes lecteurs fougueux toute la collection de Jack London, les aventures de Jules Vernes, le Capital de Karl Marx, et même d’anciennes brochures de fichiers de documentation berbère animés par les Pères Blancs à ex-Fort National. L’introduction de Tamazight à l’école et à l’université au milieu des années 1990 avait laissé espérer une «révolution» dans le monde de la lecture en Kabylie. Bien sûr que le premier acte est celui d’écrire, de présenter une matière à lire au lecteur. Des auteurs se mirent à publier, qui à compte d’auteur, qui avec le soutien du Haut Commissariat à l’Amazighité. D’autres auteurs n’ayant trouvé aucune issue, écrivent «pour eux-mêmes», en attendant des jours meilleurs. Dans cette dernière catégorie, il y a des centaines de cas. Ce sont de «célèbres anonymes» qui déclament leurs vers devant leurs amis ou qui donnent gracieusement leurs pièces de théâtre pour être jouées par des troupes d’amateurs. Une chose est sûre: le paysage éditorial en tamazight tarde à émerger dans sa forme définitive, peine à former son propre lectorat et trouve mille difficultés à créer une jonction et à jeter des passerelles avec l’école où se donne l’enseignement de cette langue. Plus que dans d’autres domaines, l’intervention du ministère de l’Éducation, avec l’apport des enseignants eux-mêmes, s’avère d’une grande urgence pour assurer cette continuité entre la création littéraire indépendante et la formation au goût esthétique et littéraire à l’école. En tout cas, en dehors de ce problème spécifique qui réclame une intervention intelligente, force est de constater que l’acte de lecture, dans toutes les langues pratiquées en Algérie, est en net recul. La chute dramatique du niveau scolaire, l’abandon de la matière ‘’lecture’’ à l’école, l’invasion des nouveaux moyens multimédias, et surtout de l’Internet, on sein desquels on a privilégié le spectacle et le ludique sur le joyau des fondements de la culture de l’homme moderne, ont largement «décidé» de reléguer le livre en une espèce de «vieillerie» ou de ringardise. C’est la triste réalité algérienne au moment où les grands pays industriels ne peuvent concevoir la fin des vacances d’été qu’avec une rentrée littéraire, à l’occasion de laquelle sont conduites les opérations de promotion de livres publiés les mois précédents, l’octroi de prix littéraires et la conception de grandes émissions de télévision et de radio en relation avec les nouveautés dans le domaine littéraire. Dans ces pays, les meilleures statistiques sont celles afférentes au nombre de livres lus par les jeunes dans la semaine, dans le mois ou dans l’année. C’est à la lumière de cette information que l’on jauge le potentiel culturel des jeunes et même des responsables politiques (députés, ministres,…). Que les salons et les expositions se tiennent régulièrement à Alger, Béjaïa, Bouira ou Tizi-Ouzou, est une excellente chose. Mais, gardons-nous de nous nourrir de l’illusion que la machine est bien huilée, que la majorité des jeunes sont de fervents lecteurs à qui les salons se proposeraient de révéler les nouveautés en la matière. Dans le meilleur des cas, l’on se penche sur les ouvrages de cuisine pour innover dans la confection de gâteaux ou autres mets, sur les ouvrages parascolaires pour aider les élèves dans le suivi des matières dispensées à l’école, et sur les livres religieux, faisant dans la propagande islamiste et préparant l’au-delà avant l’ici-bas. En ce début du 21e siècle, le livre est encore à conquérir ou à reconquérir en Algérie. Ce sera un signe d’un salutaire choix civilisationnel, s’il arrive à se faire, ou un signe d’un patent engourdissement culturel et citoyen, si, par malheur, la tendance à la désaffection pour le livre venait à se maintenir ou à s’aggraver.
A. N. M.
