La grande chanteuse kabyle Cherifa, de son vrai nom Ouardia Bouchemlal, vient de tirer sa révérence à l’âge de 88 ans. Une rumeur avait déjà annoncé sa mort en novembre 2008. Atteinte par l’âge et la maladie, notre journal avait, en mai 2013, fait état de l’état de souffrance dans lequel se trouvait notre grande artiste. En rendant visite à des malades dans une clinique de Béjaïa, à l’occasion de son passage au centre culturel Taos Amrouche, en qualité d’invitée d’honneur du Festival de la chanson kabyle, Nna Cherifa avait confié : « j’ai subi trois opérations dans ma vie. Je sais donc ce qu’endure un malade dans un hôpital. Rendre visite à un patient, c’est l’équivalent d’un pèlerinage », dira celle qui a fait trois fois le pèlerinage à la Mecque (voire notre édition du 29 novembre 2008). À l’occasion de la Journée internationale de la femme, célébrée samedi dernier, Nna Cherifa s’est rendue au village de cheikh Belhaddad, Seddouk Oufella, où elle a été triomphalement accueillie, et ce malgré sa maladie. Dans l’entretien accordé à notre rédaction (édition du mardi 11 mars), elle déplore le manque de solidarité entre les artistes. « Je suis vieille. Je ne sers plus à rien. Voilà pourquoi personne ne cherche après moi. J’ai fait trois fois le pèlerinage à la Mecque; je ne vous mentirai donc pas si je vous dis que, hormis quelques coups de téléphone, personne ne se donne la peine de venir me voir. Pourtant, j’ai tant besoin de voir mes amis et ceux qui apprécient mes chansons. Je me sens vraiment seule et abandonnée. Voilà comment ma vieillesse se passe ». C’était il y a une semaine. L’état d’isolement dans lequel elle évoluait aux cours de ces derniers mois ne lui a même pas permis de prendre connaissance des dernières mesures du gouvernement relatives à l’attribution d’une pension et à la prise en charge des artistes âgés et sans ressources. Nna Cherifa, cette voix féminine particulière, montant des vallons de Bousellam et descendant des monts des Bibans, a accompagné pendant presque soixante-dix ans le public kabyle, et ce, depuis le milieu des années quarante sous la colonisation, jusqu’aux dernières reprises qu’elle a faites de ses propres chansons. Elle a apporté une contribution immense à la culture kabyle moderne, sous un double aspect. D’abord, en tant que femme kabyle qui, tout en s’enracinant dans l’authenticité et les valeurs ancestrales, a tracé son chemin par le labeur et l’abnégation, malgré sa condition d’analphabète. Il est possible, dans ce genre de situation, que l’analphabétisme soit niché ailleurs que chez des personnes de la grandeur de Nna Cherifa. Avec d’autres femmes de la Kabylie (H’nifa, Lla Yamina, Ldjida Tamactuht,..), elle a ouvert la voie à la reconnaissance de la femme en tant productrice artistique. Dans un combat inégal face aux tenaces préjugés, dans une lutte où, de prime abord, les solidarités ne sont pas toujours évidentes, ces femmes ont su imposer leur voie et leur voix, suivies par d’autres (Nouara, Malika Domrane, Djurdjura,…) à qui le chemin était relativement facilité par cette fabuleuse aventure des pionnières de la chanson kabyle. Ces pionnières ont su exploiter et fertiliser le terreau culturel traditionnel des foyers de la Kabylie pour en faire un matériau de spectacle, de divertissement et de sensibilisation adapté aux supports technologiques modernes. Indéniablement, Nna Cherifa a contribué de manière déterminante à renforcer le socle de la culture kabyle et à donner un supplément d’âme à la lutte pour la liberté et la promotion de la femme.
Amar Naït Messaoud