La révolte d’El Mokrani et de Cheikh Belhaddad

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Il y a 143 ans, dans la région de Béjaïa, plus précisément en haute vallée de la Soummam, Mohamed El Mokrani d’Ath Abbas, un vaillant combattant pour la liberté, et cheikh Mohand Améziane Belhaddad, de Seddouk Oufella, un homme érudit et guide de la puissante Tarika Rahmania, organisation religieuse qui coiffait toute l’Algérie et présente même au Maroc et en Tunisie, conjuguaient leurs efforts pour libérer le pays du joug colonial.

Ces deux hommes de valeur soulevaient la Kabylie contre l’oppresseur colonial en avril 1871. Avec leurs troupes, ils l’ont payé cher en osant défier l’une des grandes puissances mondiales, la France, venue avec armes et bagages coloniser notre pays en s’accaparant ses richesses, les meilleures terres situées sur les riches plaines, ne laissant pour les fellahs autochtones que des terrains accidentés en hautes montagnes. Ils étaient animés d’une fibre patriotique indéfectible, d’une foi inébranlable et de l’amour qu’ils portaient à la liberté. Ils ont répondu présent au devoir de la patrie au moment où elle était menacée de toute part par l’envahisseur colonial. Ils n’ont pas accepté l’ordre imposé par l’ennemi et ont donc organisé une insurrection paysanne dont on rapporte qu’elle était considérée comme le plus grand soulèvement régional qu’à connu la paysannerie Algérienne avant la grande révolution de1954, qui avait uni tout le peuple Algérien. Comment le destin a-t-il fait pour faire rencontrer les deux hommes qui, après quelques palabres, étaient parvenus à un accord pour s’engager dans une insurrection qui allait durer dix longs mois ? Les deux hommes formaient un duo parfait, connus autant pour leur valeur que leur engagement à la tête d’un soulèvement populaire qui a ébranlé l’armée coloniale. Cet événement phare du peuple Algérien pour le recouvrement de son indépendance était une réponse ferme et sans conditions donnée au pouvoir colonial français qui a entamé la dépossession des fellahs, progressivement, en passant d’une région à une autre et en utilisant une répression inhumaine qui se voulait exemplaire, dirigée contre des tribus sans défense, spoliées de leurs terres, de leur unique moyen de subsistance. D’ailleurs, durant les quarante premières années, soit de 1830 jusqu’à 1870, plus d’un million d’hectares avaient été séquestrés. L’insurrection d’avril 1871 était une révolte, à l’image de celles qui avaient eu lieu auparavant en Oranie, dirigée par l’Emir Abdelkader, et en grande Kabylie, menée par l’héroïne Fadhma n’Soumer, qui ont tenté de freiner l’oppresseur dans son élan colonisateur. Les raisons de l’insurrection d’avril 1871 étaient multiples, la première fut incontestablement les mesures répressives mises en branle par le colonialisme contre la paysannerie Algérienne dépossédée par l’oppresseur de ses terres par des moyens illégaux afin d’installer, par voie de conséquence, un grand nombre de colons sur de grands périmètres agricoles. Sans oublier aussi, l’arbitraire d’un demi-siècle d’occupation et la misère induite par trois années de sécheresse, d’invasion de criquets (1866 à 1869), de propagation d’épidémies qui ont emportées des milliers de personnes dans des conditions lamentables. Mohamed El Mokrani, pour faire face à la famine de la population, avait distribué tout son stock de céréales, mais sans résultat. Craignant une révolte des paysans, il avait fait appel aux usuriers juifs pour des emprunts d’argent qui lui ont servi à acheter des céréales chez les minoteries des hauts plateaux. Malgré cela, la situation était restée des plus critiques. Ben Abderrahmne El Mokrani était le premier arrivé à El Kalaâ d’Ath Abbas où il avait fondé son royaume vers la fin du 15e siècle, après avoir eu à gérer, dans le bon sens, quelques événements qui lui ont valu beaucoup d’estime chez la population qui reconnut son autorité. Les français, après leur invasion de 1830, ont trouvé Ahmed El Mokrani comme roi de la région d’Ath Abbas, habitant une forteresse bâtie sur le sommet d’une colline, à quelques 900 mètres d’altitude. Ils lui attribuèrent le titre de Bachagha. Mais ils n’ont pas tardé à porter atteinte à son prestige, en promulguant une ordonnance lui retirant le pouvoir sur certaines tribus de Kabylie et des Ouled Naïl. N’ayant pas accepté cette provocation, il se résigna en s’isolant dans son royaume de 1845 jusqu’à son décès en 1853. Le gouverneur français ne s’arrêtera pas dans sa provocation à l’égard des El Mokrani, en séquestrant une partie des terres léguées à Mohamed, fils d’Ahmed, dont il avait fait l’allié en lui donnant le titre de Bachagha, lors d’une cérémonie de décernement d’une médaille de la légion d’honneur. Quand le pouvoir militaire était cédé aux civils, Mohamed El Mokrani était obligé par l’autorité française à signer des actes hypothécaires sur l’argent emprunté. Sachant que ce plan machiavélique visait à le spolier de ses terres, il avait alors décidé d’envoyer une lettre de démission à ses supérieurs, leur annonçant sa décision irrévocable d’organiser une insurrection. Il avait joint l’écrit à l’acte, le 16 mars 1871, en attaquant une caserne militaire à Bordj Bou Arreridj, avec une armée de 700 hommes. Une attaque bien réussie, certes, mais avec un nombre réduit de rebelles, ne pouvant combattre face à une armée française riche en soldats et en matériel militaire. Voila l’une des raisons qui l’ont guidé à aller chercher le soutien de Cheikh Belhaddad, sachant le charisme de l’homme, vénéré par les populations, et son pouvoir de soulever les masses paysannes. Les premières palabres entre les deux hommes n’ont pas abouti, Cheikh Belhaddad expliquant à son hôte qu’une révolte serait suicidaire. Mohamed El Mokrani ira donc voir Aziz, le fils de cheikh Belhaddad, qui était Caïd à Amoucha, pour lui dire que leur zaouïa d’Amdoun n’Seddouk était aussi visée par le pouvoir colonial, qui chercherait à diminuer de l’influence de Cheikh Belhaddad sur les populations, et préparerait à imposer Benali Cherif, comme homme fort dans la région. Cette information avait fait frétiller Cheikh Aziz, qui était allé voir son frère M’hand, et ensemble, ils firent changer d’avis à leur père qui avait alors accepté de s’impliquer dans une guerre, même la voyant lourde en conséquences, C’est là qu’il lâcha son légendaire : «Ray Dhamchoul Maâna Athnagh», qui voulait dire que «la décision est mauvaise mais nous l’appliquerons». Pour justifier sa décision, il ajouta : «Néanmoins, il faudrait que le sang coule pour que les générations futures sachent que nous n’avons pas abdiqué et que c’est l’amour de la liberté de l’indépendance qui nous aurait transformés en guerrier». Pour mobiliser les populations à se soulever contre l’oppresseur, Cheikh Belhaddad choisira le jour de marché local pour lancer un appel au djihad, devant 120.000 fidèles qui l’écoutaient toute ouïes. Pour encourager les citoyens à participer à la résistance, il lança une phrase qui sera aussi inscrite dans l’histoire. «Avec la foi, la détermination et le devoir de la patrie, nous jetterons l’ennemi à la mer, comme je jetterai ma canne par terre», avait déclaré le Cheikh, joignant l’acte à la parole et lançant sa canne par terre. Et il ajouta : «Même si la lutte sera difficile, âpre et cruelle, notre douloureux sacrifice ne sera pas vain. Nous ferons tout notre possible pour faire disparaître l’odieux régime colonial qui s’est accaparé par la force de nos meilleures terres». Tous les présents se déclarèrent en faveur de se soulèvement, sans conditions, sans discussion, sans murmure, obéissant seulement à leur conscience et à leur maître, ne doutant pas de cette décision mûrement réfléchie. Pour lui signifier leur approbation, les présents s’étaient exclamés comme un seul homme : «Allah Ouakbar, nous sommes tous avec toi Cheikh. Notre foi et notre détermination seront les armes qui donneront la victoire». Toutes les tribus de Kabylie et des régions limitrophes s’étaient ralliées à l’appel, décidées à vaincre ou mourir. Une guerre qui dura dix mois, laissant des pertes humaines et matériels incommensurables dans les deux camps. Mais seulement, l’ennemi, vaincu au départ par les rebelles qui l’avaient fait reculer jusqu’à la Mitidja put revenir plus tard à la charge plus nanti en hommes et en armement. Parmi les chefs militaires, seul Mohamed El Mokrani était mort au combat, le 05 mais 1871 à Bouira. Les trois Belhaddad, Mohand Améziane, Aziz et M’hand, ainsi que Boumezrag El Mokrani, le frère de Mohamed, ont été arrêtés et jugés par la cour de Constantine avec environ 400 autres chefs rebelles. Seul Mohand Ameziane Belhadad avait été condamné à la prison où il mourut cinq jour après le procès et enterré au cimetière de Constantine. Les autres ont tous été condamnés à la déportation vers la nouvelle Calédonie, et plusieurs étaient morts en cours de leur transfert vers ces îles du pacifique. Cheikh Aziz a réussi à s’évader pour atteindre l’Arabie Saoudite où il a vécu 15 ans. Bénéficiant d’une amnistie, il a rejoint Paris où il a rendu l’âme dans des conditions douteuses. Il fut enterré au cimetière de Constantine, à coté de son père, sur ordre de l’autorité coloniale, craignant un autre soulèvement s’il était enterré à Seddouk Oufella. Son frère M’hand a tenté lui aussi, une évasion. Il a été porté disparu. Boumezrag El Mokrani a attendu l’amnistie générale pour rentrer au pays où il mourut deux ans après. Il a fallu attendre l’année 2009 pour voir les ossements des Cheikhs Belhaddad transférés du cimetière de Constantine vers Seddouk Oufella, leur terre natale, où ils reposent dans un mausolée construit par les pouvoirs publics. Un mausolée resté cinq ans après, sans statut ni budget pour son entretien, d’où la dégradation de l’édifice avec des façades enfumées, la faïence tombée par terre… Si à Seddouk Oufella, les possessions des Belhaddad ont été réhabilitées par l’Etat, il n’en fut pas de même pour les Mokrani d’Ath Abbas dont on dit qu’un projet similaire leur avait été accordé il y a quatre ans, pour la réhabilitation de leurs possessions et la construction d’un mausolée, mais sa réalisation tarde à venir.

L. Beddar

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