Un concept et des questions

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Amar Naït Messaoud

Le vocable de « société civile » demeure assurément l’un des plus galvaudés dans notre pays. Les pouvoirs publics, la presse et d’autres acteurs encore en usent à volonté au point d’en abuser, particulièrement dans les moments de tension, lorsque des populations en arrivent à barricader des routes ou à brûler des pneus pour revendiquer des droits sociaux dont elles pensent en être privés. L’on a recours alors à ce vocable par lequel les autorités convoquent ban et arrière-ban pour espérer ramener l’ordre et éteindre le front de la contestation. Sont alors sollicités de vieux, des parents d’élèves, des imams, des gens à qui l’on donne, au pied levé le titre de « notables »… etc. Cependant, on se rend compte, au bout de quelque temps, que cela ne fait pas l’affaire et les intermédiaires choisis sont loin de pouvoir influer sur la situation. Ce sont généralement les mêmes que l’on choisit aussi pour être aux premiers rangs lors de la visite d’un ministre. On nourrit l’espoir qu’ils puissent être le bon maillon de la chaîne, qui sache transmettre le message et assurer le phénomène de feedback. Mais, à chaque fois, le casting s’avère catastrophique, car l’on n’a pas pris la peine de se rapprocher des premiers concernés, des jeunes qui coupent la route, qui menacent de se suicider ou de s’immoler par le feu et de toutes les personnes que le système politique et socioéconomique a transformées en rebelles irrécupérables.  Le 1er mars dernier, le Centre de documentation d’information sur les droits de l’Homme de Béjaïa avait organisé une rencontre avec le mouvement associatif local, et cela suite à la série de barricades que les jeunes avaient dressées sur la RN26 (Tazmalt – Béjaïa) et sur le RN9 (Béjaïa – Souk El Tenine). La rencontre, qui s’est voulue pédagogique avait regroupé des associations, des syndicats, des militants des droits de l’Homme et des militants politiques. La problématique posée était de savoir comment la société civile peut servir d’instance d’intermédiation dans une situation conflictuelle. Cependant, l’on fit état de la rigidité des structures de l’administration et des services publics lorsqu’ils sont sollicités pour le règlement de certains problèmes objectifs posés par les populations. Cette rigidité se matérialise non seulement par l’absence de prise de décision, mais plus gravement encore par le refus de recevoir les représentants des populations et d’engager une discussion sur les questions soulevées. Cela explique, selon les présents au regroupement, le recours aux actions extrêmes, tel que le recours à la rue: marche, sit-in, barricades,… etc. En effet, la rue, avec ce qu’elle comporte de dangers et de risque de dérapages, demeure, aux yeux des protestataires, le seul espace de « négociation ». Cependant, dans l’attente que les instances interpellées par ces actions daignent se rapprocher des jeunes rebelles, à défaut de faire mobiliser les services de sécurité pour les déloger de leurs positions, beaucoup de mal aura été fait à l’endroit d’une population impuissante prise en étau. Justement, le cas de la RN26 est « emblématique ». Il a fini par exacerber les personnes, les automobilistes et les partenaires économiques les plus patients et les plus compréhensifs. On a eu à vivre, il y a quelques mois, le calvaire sur ce tronçon de la vallée de la Soummam. Des files interminables de camions, de bus et de véhicules légers étaient bloquées entre Riqui (village Colonel Amirouche) et Ighzer Amokrane. Le risque est grand de voir cette tension extrme évoluer en scènes de violence. Le risque aussi existe de voir cette manière d’agir être neutralisée et devenir contreproductive.  Si les institutions de l’État et les services publics censés être à l’écoute des citoyens sont défaillants, est-ce aux populations innocentes de payer le prix de cette incurie? C’est en tout cas le sentiment partagé par tous ceux qui se sont retrouvés, à chaque fois, coincés dans des situations quasi émeutières, que le hasard a mis au mauvais endroit au mauvais moment.  Indubitablement, le concours de la société civile, la vraie, est requis dans ce genre de situation pour détendre l’atmosphère et régler les conflits. Mieux, avec un minimum de clairvoyance, on pourrait anticiper les problèmes et éviter la confrontation lorsque la bonne volonté existe d’un côté comme de l’autre. Néanmoins, on reste dubitatif lorsque les pouvoirs publics se mettent, tardivement, à la recherche d’interlocuteurs pour dénouer une situation à la complication de laquelle ils ont largement contribué. En agissant en retard, non seulement on perd le peu de crédit qui reste à l’actif de l’administration, mais on « coopte » dans l’anarchie des interlocuteurs que l’on envoie au charbon sans grande conviction. Lorsque l’entreprise fait chou blanc, le dernier recours, le plus détestable, est l’appel à la force publique.  Outre les associations représentatives et les comités de villages, capables de prévenir les conflits et de les désamorcer lorsqu’ils surviennent, les élus sont également les grands absentsdans les moments critiques de la vie de la collectivité. Leurs prérogatives sont rognées ou phagocytées par les représentants de l’administration. Ce qui les discrédite gravement aux yeux des populations qui les ont élus. La débandade qui a affecté le personnel administratif du lycée « Al Ghazali » de Sour El Ghozlane, au début de l’année en cours, suite à une conduite rebelle des élèves faisant de cet établissement une véritable pétaudière, n’avait charrié aucune réaction de la société civile ni des élus pour ramener un minimum d’ordre et de discipline. Le salut est dû à la réaction du personnel pédagogique et enseignants du lycée, qui se relaient pour assurer quotidiennement des tâches qui ne relèvent pas normalement de leurs prérogatives (ordre et discipline en dehors des salles de classes).  En tous cas, l’absence ou la faiblesse de la société civile est ressentie à tous les niveaux. La manipulation consistant à créer ex-nihilo une « société civile » à l’occasion de certains événements ou conflits a largement montré ses limites. La vraie société civile est le résultat d’un long processus de maturation et d’émergence des élites dans l’espace public pour faire valoir l’exigence citoyenne et servir de contrepoids et zone tampon vis-à-vis de l’administration et des pouvoirs publics.

A.N.M

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