La misère féconde d’un écrivain hors du commun

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Belaïd Ait Ali a bu le calice jusqu’à la lie.

Il a tutoyé la misère à tel point qu’elle est devenue sa compagne inséparable et fidèle. Il a erré sans feu ni lieu. Mais il se trouve que, fils d’institutrice, il maîtrisait le français aussitôt sorti du berceau. Mais ce qui devait être une chance pour lui, est devenu son enfer. A bien des égards, Belaïd partage toute proportion gardée, bien des points communs avec Si Mohand U M’hand : l’errance, l’addiction à l’alcool, cause de tous ses échecs, les souffrances et la maladie. Comme lui, il est mort de tuberculose pulmonaire et de l’exil perpétuel. De son vrai nom : Izarar Belaïd, naquit en 1909, à Azrou Kellal, selon certaines sources, et à Bouira où enseignait sa mère, selon d’autres. Il est le sixième enfant d’une famille de cinq filles et de trois garçons. Il avait également deux demi-frères, issus d’un premier mariage de son père Ali At Ali. Dès son jeune âge, sa mère Dehbia At-Salah l’a initié à la langue française qu’il parlait avec ses frères et soeurs, en même temps que sa langue maternelle, le kabyle. Son frère aîné Mbarek, vivait en France où il s’était marié. Une de ses sœurs avait épousé un français ; une autre avait suivi son mari à Paris. En 1915, Belaïd avait six ans, sa mère quitte l’enseignement et s’installe avec son mari et ses enfants à Azrou Kellal, près de Aïn El-Hammam. La même année, Belaïd entre à l’école du village où il se distinguera pour avoir déjà la maîtrise orale du français. Il restera à Azrou jusqu’à l’âge de onze ans, année où son demi-frère Mohand Saïd, installé en France, le prend chez lui. Pendant le séjour de six ans qu’il fit à Paris, dans le XIXe arrondissement, Belaïd grandit sous l’œil bienveillant de son frère et de sa belle-sœur qui prenait grand soin de lui. L’environnement et l’enseignement reçu à Paris ont transformé Belaïd dont la curiosité déjà très vive s’est ouverte à la lecture, à la musique et aux arts. Son physique aidant, il était blond tirant sur le roux, Belaïd n’eut aucune difficulté à s’intégrer dans son nouveau milieu. Il le fit si bien qu’il finit par prendre le prénom de Robert. En 1925, après la mort de son père, il regagne Azrou. Il avait seize ans. Ses errances, – elles avaient commencé tôt, – l’ayant ramené au pays, Belaïd fréquenta l’école publique d’Azrou mais n’y obtint pas le CEP n’ayant pas été « présenté » : à quinze ans, le voilà lancé dans la vie. C’était un jeune adolescent plein de vie. Sa mère s’empressa de le marier, contre son gré avec Fadma At-Saadi, du village voisin de Taskenfout. Mais Bélaïd n’était pas prêt au mariage. Il délaissa vite sa femme pour fréquenter ses copains de jeu et divorça. Période, la première, d’« inadaptation » : il passe beaucoup de temps à Michelet, en compagnie d’autres jeunes désœuvrés : parties de domino, longues stations dans les petits cafés où l’on tue le temps. Il « descend » à Alger, chercher fortune, en attendant le service militaire . Il est bientôt caporal, puis sergent, sergent-chef. II est beau garçon : une abondante chevelure blonde, le teint blanc, les traits mobiles, l’œil vif font que ce joyeux compagnon, doué d’un esprit ouvert, souple et sensible, très méditerranéen en somme, trouve ses entrées dans quelques familles européennes ; il y en a même une où une certaine fille de la maison remarque sa personne aussi bien, sinon mieux, que son uniforme galonné… Mais, dès qu’on apprend un jour qu’il est Kabyle : adieu, alors, la fiancée rêvée ! A la mobilisation de 1939, Belaïd participe à la campagne de Tunisie, sur la ligne Mareth : il y gagne le scorbut et y perd toutes ses dents. Un jour, en 1943, son régiment doit embarquer pour la Corse : il veut, comme d’autres de ses compagnons, tirer une bordée avant de partir pour « le casse-pipes » : il évite de déranger le poste de garde et passe trois jours de beuverie inlassable : quand il a fini de cuver son vin, le corps expéditionnaire a levé l’ancre. II est donc déserteur… et sans le sou. Il vend son uniforme et endosse un complet d’occasion qu’il vendra, par la suite, pièce par pièce… pour boire. Belaïd avait, depuis quelques années, contracté le vice de la bouteille, ce qui l’amena à être cassé – deux fois, dit-on, – de son grade.

La descente aux enfers

Il regagne Alger où il est plus facile, semble-t-il, de disparaître dans la masse. Il y vivra la vie des clochards. Il a écrit des souvenirs de cette période : « Décembre 1943, Alger, Bab-El-Oued. Par une nuit d’ivresse parfaite, Popeye, (c’est son plus récent sobriquet), s’est fait dévaliser, complètement déshabiller par ses agresseurs. Il se réveille pour se retrouver, le lendemain, dans l’entrée d’un immeuble et vêtu d’une seule chemise, (une blanche, cadeau de son ami, Vou-llevsa-tamellalt). Impossible de sortir dans la rue en pareille tenue. La concierge, d’abord effrayée, puis pitoyable, lui donne tout ce qu’elle peut : un sac de jute qui pourrait contenir un quintal de blé il est sauvé ! Enroulé autour de la taille, le sac a l’air du tablier de travail des débardeurs ; Popeye peut circuler… Huit jours après, Popeye a trouvé un vieux « couffin » crevé. Après l’avoir raccommodé il y met tout ce qu’il trouve dans les poubelles : vieilles chaussures, épingles, fourchettes, cuillers, quelquefois argentées, jetées par mégarde, boîtes vides de conserve utilisables… Entre-temps, il a aussi trouvé une vieille toile cirée qu’il a attachée autour de ses épaules en guise de veste ; avec un fond de chapeau de dame sur la tête, la barbe qui convient, il peut se mêler à la « Cie des cloches »… Bientôt, las de cette vie dont il a honte, il rentre en Kabylie, retrouve à Azrou sa vieille mère et un de ses frères, Tayeb, qui vient de se marier. II faut vivre… Que faire dans un pays si pauvre ? Dahbia retire à peine 5.000 Fr  par mois de son café de Michelet ; Tayeb va travailler à Alger. Belaïd est embauché sur le chantier de construction d’une usine électrique. Il n’a pas jusque-là travaillé beaucoup de ses mains, mais, comme il sait lire et écrire, on fait de lui un garde-magasin, ce qui lui laisse tout le loisir qu’il peut souhaiter pour lire, jouer de la mandoline, dessiner, (il manie assez bien le crayon pour faire un portrait ressemblant de son chef de chantier)… Est-ce un nouveau départ ? Ce serait trop beau ! Comme il n’a pu cesser de boire, il est remercié après quelques mois. A la maison, Tayeb, après quelque temps de mariage, a répudié sa femme et est retourné en France. Belaïd reste donc avec sa mère. C’est une femme dont le caractère aigri rend le commerce difficile, même pour un fils, qui n’est pas commode lui non plus. Après une série d’escarmouches de plus en plus violentes, c’est la mère qui quitte le terrain et se retire chez une de ses sœurs, à Saint-Eugène. Voilà Belaïd seul, sans ressources et la crainte du gendarme  passant souvent à Azrou, à la recherche de militants nationalistes et des déserteurs. La vie est dure, le ravitaillement est difficile. Belaïd n’a, pour vivre, que les maigres rétributions de sa fonction illusoire et peu rémunératrice d’écrivain public. Un ami s’efforce de le tirer d’embarras en lui fournissant quelques denrées : des lentilles, (dont la consommation est une innovation dans le pays), des pommes de terre, un peu de pain, des figues sèches, (qu’il apprend à faire cuire : étant édenté), et même, complément précieux, indispensable, du café et des cigarettes, ces bienheureuses cigarettes qui, parcimonieusement fumées par fragments, lui tiennent compagnie pendant les longues nuits d’écriture ou de rêverie ; car c’est à cette époque de réclusion qu’il écrit ses récits, ses poèmes et qu’il complète, par des « lectures en tous genres »

La grande désillusion

Belaïd avait un demi-frère qu’il imaginait pouvoir l’accueillir et l’aider à trouver du travail dans l’administration. De Michelet, il se rend , à Oudjda. D’Oudjda à Rabat, il fait le trajet à pied. Son demi-frère l’accueille, l’habille, mais doit bientôt éloigner de chez lui un hôte si peu recommandable. On retrouve sa communauté de destin avec Si Mohand à Tunis où la bell-sœur de ce dernier exige de son mari de se débarrasser de son frère.  Belaïd entreprend alors, en vagabond, la route qui aurait dû le ramener au pays. Il connaît, de nouveau, la faim, la prison pour vagabondage et ivrognerie ; il couche à la belle étoile ou dans des abris de fortune. Le paludisme, puis une pneumonie préparent le terrain à la tuberculose. Des diverses étapes de cet invraisemblable voyage, il envoie à son ami, Vou-llevsa-tamellalt, des lettres qui sont des cris d’alarme ou de longues confidences. Expulsé du Maroc, il rentre en Algérie par Maghnia et Tlemcen : d’Aïn-Elhout, (14 kilomètres de Tlemcen), il écrit : « Pourquoi et comment j’ai quitté Marnia ? Jeudi dernier, je me réveillai dans la geôle du commissariat de police. J’y avais été conduit, la veille, paraît-il, dans un état… que vous devinez. Le jeune secrétaire du commissariat, (un de ces hommes que je peux appeler « chics types ») me fit venir dans son bureau et me dit : « Mon ami, voici la troisième fois que vous passez la nuit ici pour le même motif. Oui, oui, je sais que vous ne faites de mal à personne et que vous gagnez de quoi… boire en faisant le porteur d’eau ou quelquefois en écrivant des lettres. Nous avons remarqué même que vous sembliez assez instruit. C’est dommage, mais enfin, nous, la police, ne pouvons plus vous permettre de rester plus longtemps ici, à Marnia. Songez que vous n’avez absolument aucune pièce d’identité. Nous savons que vous avez été refoulé du Maroc. Aussi, le mieux que l’on puisse faire pour vous, est de vous refouler nous-mêmes à notre tour. Marnia est une toute petite ville où un étranger comme vous ne peut trouver aucune aide. II me semble, d’ailleurs, que vous devez savoir faire autre chose que le porteur d’eau et… l’ivrogne. Allez donc à Tlemcen, qui est une grande ville : voici une réquisition signée du maire pour une place en chemin de fer. Vous n’avez pas le sou ?… Hélas, je ne peux rien vous donner non plus, mais voici toujours un paquet de cigarettes que vous fumerez à ma santé et bonne chance ! » Une des lettres suivantes vient de l’Hôpital de Tlemcen, puis une autre de l’Hôpital civil d’Oran où il a été transféré avec une feuille d’hospitalisation qui porte une laconique tuberculose pulmonaire.

Le chemin de croix  d’un martyr de  la vie

Il retrouve du poil de la bête pour se remettre à lire avec cette avidité et cette pénétration que nous lui connaissons. Il lit de tout mais l’histoire qui concerne la Kabylie le touche plus que n’importe quoi. Le Journal d’Alger publiait à cette époque une enquête intitulée : le géant Kabyle… « Il est dommage, écrit-il, que Monsieur B. ne compose son enquête que de rappels historiques qui ne m’apprennent rien de neuf… J’aime mieux des appréciations personnelles qui me font, selon les cas, ou bomber le torse ou me cacher la figure… Pour ma part, je ne crois pas qu’il y ait eu jamais un seul écrivain qui nous décrive et dépeigne objectivement… Seul, sans doute, un Kabyle pourrait le faire parce que seul il a accès à certains coins de l’âme de ses… cousins (…) Quels sont les livres que je lis ? Ceux que je peux me procurer, rien de bien fameux : le peu de malades européens qui veulent bien me prêter de la lecture n’ont que de médiocres brochures populaires du genre Tarzan ou policier, ou encore L’histoire d’un âne et de deux jeunes filles, d’un auteur anglais, que je viens de terminer… Vous savez que j’en suis arrivé à aimer les lectures plus sérieuses, plus sages… les lectures d’analyse qui m’offrent le plaisir du démontage de l’appareil psychologique, le spectacle de son fonctionnement. J’en suis arrivé je crois, à aimer autant de telles lectures qu’une tasse de café ou une cigarette (…) Je donnerais bien cher pour avoir ces huit gros volumes de Gsell,… comme j’aimerais bien aussi connaître les œuvres de Gauthier, Marçais, etc. qui me diraient quelque chose sur mes origines et me passionneraient. Oui, c’est assez drôle, c’est maintenant, à mon âge, que je trouve le meilleur agrément dans la lecture du moindre ouvrage d’Histoire, même élémentaire, alors que cela m’aurait été un martyre à l’âge d’écolier (…) Il y a quelque temps, j’ai eu ici une mandoline, pendant quatre ou cinq jours. Le pauvre gosse à qui elle appartenait est parti ensuite pour l’hôpital d’Oran, où il est mort. Comme il ne savait pas en jouer, j’ai pu en profiter tout mon saoul, pour moi et toute l’assistance. Ah vous ne pouvez pas imaginer comme j’ai essayé de m’exprimer de tout mon cœur, de toute mon âme. Il y avait si longtemps que je n’avais pas tenu l’instrument, (depuis ma réclusion à Azrou), que j’en ai joué comme jamais, je crois, je ne l’avais fait. Madame Pépita a même essuyé une petite larme, quand je jouais certains airs de ma jeunesse, du temps où j’étais « Robert ». Certains, même, des pauvres types qui sont ici qui ne m’aiment sans doute pas beaucoup, m’ont semblé s’adoucir à certains airs de musique, (je les observais du coin de l’œil). Il n’y a eu de pris que moi quand j’ai entonné un chant de chez nous et, surtout, quand j’ai fredonné en jouant, l’un ou l’autre de mes petits poèmes, comme : O montagne de mon pays, Qui a le plus beau des noms, Toi que je pleure dans mon exil… »

L’heure du trépas

De Sig, on l’envoie une fois de plus à Oran, puis, dernière étape, – il s’en doutait, – à Mascara. Il continue de s’inquiéter pour sa mère, des deux mètres de neige qu’on dit être tombés à Michelet, mais aussi d’avoir de la lecture sérieuse, du travail. « Ici, on passe son temps à jouer aux cartes, dames, domino, loto – tous ces jeux me dégoûtent – je n’aspire qu’au plaisir de reprendre la suite de mes Cahiers je crois que c’est ici le moment et l’occasion providentielle pour moi d’écrire quelque chose de sérieux… » Dans la dernière lettre qui est parvenue, à J.M. Dallet (du 3 Mars 1950, Mascara), il écrit mélancoliquement : « Mon existence s’achève et je l’aurai dépensée, jusqu’au dernier jour, à imaginer et à composer des rêves. Mais cela suffit ! Devinez ce que je suis en train de lire en ce moment… L’Évangile selon saint Luc et les Actes des Apôtres, du même. Il y a un certain temps que, chaque jour, j’en lis quelques pages – vous ne pouvez pas vous imaginer, et je ne saurais vous dire, l’impression que me fait cette lecture – j’ai presque peur d’y trouver une certaine justification de ma pauvre vie égoïste… » Après avoir une fois de plus demandé des nouvelles de sa mère, Belaïd, dont l’écriture est plus ferme que jamais, fait au dos d’une carte postale le résumé de ses séjours en hôpital : après moult transferts il finit au pavillon des incurables de l’hôpital de Mascara où il mourut. Le père de Degezelle, son ami de la communauté des pères blancs d’Ouaghzen, reçut le 12 mai 1950 un télégramme du directeur de l’hôpital de Mascara lui annonçant la mort de Belaid Ait Ali. Ainsi s’achève loin de sa Kabylie, loin des siens, la vie d’un précurseur, d’un bohémien d’un autre genre, d’un troubadour ayant dilapidé brûlé sa vie entre misère inexorable et écriture. La postérité a été ingrate avec cet homme et il le lui a bien rendu, puisqu’on le lit, on en parle.

S.A.H

Sources : Documents berbères anciens Kleiber (P) Ould Braham (O)  Dallet  (J.M) Degezelle (J.L) INALCO

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