En fait loin des siens, de la terre natale qui ne répondait plus aux besoins élémentaires de ses enfants, le cheikh Akli Yahiatène, par cette œuvre autobiographique, nous relate avec amertume les atrocités et les dures conditions, psychologiques y compris, vécues par les jeunes Algériens qui ont été contraints de conquérir l’ailleurs inconnu pour une situation meilleure.Ainsi, épinglé entre l’ardent désir de revoir les siens et le torride devoir d’y revenir le plutôt possible avec une fortune salvatrice et prometteuse pour la famille, le condamné à l’exil a souvent des blessures muettes, qui, elles, sont derrières son déracinement. Ne pouvant honorer son engagement initial, (celui d’amasser une fortune), ni venir au secours de ceux qui croyaient en l’exil “fertile”, le déraciné prolonge davantage son séjour en se nourrissant de son sort injuste. Né en 1933 à Béni Mendès, Boghni, 40 km sud-est de Tizi Ouzou, Akli Yahiatène fait partie des grands maîtres que l’Algérie a enfanté. Auteur-compositeur d’expressions kabyle et arabe, il vit toujours entre Paris et son village natal. Son avènement bouleversera plus tard toute la morale. Force est de constater, qu’en dépit de son jeune âge, il ne tardera pas à s’illustrer aux côtés de ses maîtres prédécesseurs qui s’y connaissaient pourtant assez dans ce dilemme. Akli ira sitôt emprunter une toute nouvelle logique, une vision jusque-là inexistante dans les mœurs d’autrefois : Que leurs épouses, trop jeunes pour la plupart, ne se démordent pas d’une réalité, difficile en sus, qui risque, souvent à coup sûr, de prolonger leur drame. En effet, sachant pertinemment la souffrance de tous, et les époux dans l’outre-mer, et leurs femmes laissées plus loin au pays, le jeune Akli Yahiatène, qui brilla rapidement comme un astre, prendra audacieusement le parti de pencher et de compatir plus au sort des jeunes mariées ; celles-ci ne savent jamais, avec certitude absolue, si elles ne reverront un jour leurs maris. En prolongeant ainsi le “SOS” des El Hasnaoui, Zerrouki et Mohand Saïd U Belaïd, l’auteur de “El Manfi” en dira beaucoup sur les émigrés et rapportera fidèlement leurs supplices aux siens. Akli Yahiatene avait, en fait, immédiatement constaté la déraison de quelques-uns de ses compatriotes et s’était lancé dans la moralisation de ses semblables. Par des chansons qui servaient, d’abord, de rappel avant d’être morales, Akli ne dévia pas d’un iota de l’esprit d’El Hasnaoui, le plus connu dans ce genre. Ainsi, sa chanson intitulée (Ah ! dis à l’exilé, ses enfants pleurent-inas iouaghriv, araouik atroune) témoigne avec une telle force de verbe et d’imagination des déboires de l’exilé d’une part, et de son statut nouveau et peu reluisant au reste, celui d’amjah, d’une autre. N’est-ce pas que c’est feu maître El Hasnaoui, père de la chanson de l’exil, qui disait : “dur est l’exil-algharva theaouar…” ? Dans cette chanson, le cheikh préconisait des recommandations et des conseils aux “mineurs” et mettait en avant les dangers qui guettent les nouveaux débarqués. Bien qu’il soit jeune, Akli Yahiatène, avec une rare audace, dénonçait avec vigueur la folie de certains et s’était lancé dans aussi pénible que vaine tentative de moralisation. Sa chanson intitulée (Ah ! il a délaissé sa mère ; il a renié tous ses sacrifices-Ah yadja yammas, yactou ithatav fallas) témoigne, avec force de la déperdition dévorante des exilés. Ainsi, naissaient les mariages mixtes qui ouvraient des plaies trop douloureuses et béantes. Ces mariages de “circonstance” qui ne laissent jamais indifférents conjugué à tant d’autres frustrations, expliquent en vérité pourquoi la femme natale occupait une grande place dans toutes les œuvres des artistes de l’émigration ! La séparation, parfois en filigrane, submergeait inéluctablement les textes chantés. N’est-ce pas que la flamme sans braise qui brûle le tréfonds des artistes immigrés qui dit tout leur attachement à la femme natale, les a même poussés à briser le mutisme de cette dernière qui n’avait que ses larmes et qui ne vivait que dans l’unique espoir de voir un jour son attente exaucée ? El Hasnaoui, lui qui illustre si bien ces propos, a souvent prêté sa voix à cette moitié désabusée ; sa maturité et son génie ont su exposer sans failles les contraintes et les cris déchirants de ces jeunes femmes brisées à la fleur de l’âge.Mais si les premiers chanteurs de l’émigration se sont versés dans l’amour passionnel, si leur position se limitait à un constat amer dû essentiellement à la recherche d’un moyen pour gorger les siens, le cheikh Akli Yahiatene a, lui, tous les mérites d’avoir évoqué les souffrances réelles et l’injustice personnifiée dans laquelle la femme natale est embourbée. Dans l’une de ses chansons adressées particulièrement à cette femme, il remet en cause la vision des chanteurs qui l’ont précédée de l’immigré. Pour lui, elle n’est qu’un vulgaire prétexte qui ne saurait remédier aux préjudices causés. Il interpelle avec sagesse et courage sa sœur natale à prendre conscience de son sort lamentable et d’y remédier. (Ecoute et comprends mes paroles, abandonne celui qui t’a abandonné-aminigh awal fahmith, dihlkoutoub kathvith, wine ikmidjane adjith, atazhoudh adhouarwim…), Akli Yahiatène dans cette œuvre immortelle exhorte la femme à mettre fin à son désespoir et de s’intéresser à sa vie qui ne cesse de s’assombrir. Dans un couplet, il lui conseillait de “ne plus faire confiance à celui qui vieillissait et dépérissait.” Il implore son courage de penser à son avenir et de vivre joyeuse avec ses enfants.
Ali Khalfa
