« Le Front de libération nationale a la douleur d’annoncer la mort du frère Abane Ramdane, décédé sur le sol national des suites de graves blessures, reçues au cours d’un accrochage entre une compagnie de l’Armée de libération nationale chargée de sa protection et un groupe motorisé de l’armée française […]. La belle et noble figure d’Abane Ramdane, son courage et sa volonté ont marqué les phases essentielles de la lutte du peuple algérien […]Né en 1919, ancien élève du collège de Blida, doté d’une solide culture, il était dès 1946 membre du MTLD. Il se distinguait rapidement par ses qualités d’organisateur, devenait membre du Comité central et chef de la wilaya de l’Est (à l’époque du Nord-Constantinois). Impliqué dans le « complot » dit du Constantinois, il était arrêté et condamné à six ans de prison, fin 1950. Son comportement courageux au cours de sa longue détention devait entraîner pour lui des déplacements continuels. Commençait alors un long périple dans les prisons centrales de France et d’Algérie.Libéré en février 1955, il entrait immédiatement au FLN, dont il devenait rapidement un membre dirigeant « .Ce qui précède est un extrait d’une nécrologie publiée le 29 mai 1958 par El-Moudjahid, organe central du FLN, numéro 24, sur une « une » entièrement encadrée de noir. En titre, au-dessus d’une grande photo : « Abane Ramdane est mort au champ d’honneur ».Si le reste peut se lire globalement sans dommage pour la vérité, la première phrase constitue un mensonge historique, l’ ancêtre encore vivace des potentiels errements de la presse nationale, et une « information » prolongée jusqu’à nos jours par une attitude officielle conséquente. Dés l’indépendance, une grande artère d’Alger sera, en effet, baptisée du nom de « la belle et noble figure d’Abane Ramdane ». En Aout 2003, la famille Abane demande au président de la République d’agir « en tant qu’autorité suprême de la nation afin que soient enfin livrées officiellement les vérités historiques sur le lâche, l’ignoble et perfide assassinat de notre parent, le héros national Abane Ramdane, qui, en fait, appartient à toute l’Algérie pour avoir été le guide et l’âme de la révolution et le père fondateur de l’Etat algérien moderne dans ses frontières et ses fondements actuels ». Cette lettre récapitule un certain nombre de témoignages et de sources documentaires qui éclairent la vérité historique : un récit du colonel Amar Benaouda (Révolution Africaine, septembre 1989), le livre “Autopsie d’une guerre” de Ferhat Abbas, président du GPRA à l’époque. Outre que l’assassinat de Abane était depuis toujours un secret de polichinelle, un livre de Mohamed Lebjaoui publié chez Gallimard en 1970, et avant lui celui de Bessaoud Mohand Arab, tous deux interdits en Algérie comme de bien entendu, rompaient déjà le silence sur certaines vérités gênantes de la guerre de Libération. Mais ce n’était pas une « loi du 23 février », c’est-à-dire un édit officiel qui fixe la vérité historique, qui, était à proprement parler, demandé mais bien une intervention à portée humanitaire et pratique : « Nous exigeons que tout soit fait auprès de ceux qui ont participé à l’exécution de ce crime pour nous livrer le lieu où a été jeté le corps de Abane afin que ses restes soient récupérés et rapatriés dans sa patrie », est-il écrit dans la lettre de la famille Abane.Du nombre de colonels qui ont participé de visu à l’exécution de Abane dans une ferme du Riff marocain, un est encore en vie. La lettre de la famille Abane venait en réaction à une tonitruante sortie d’Ahmed Benbella. « La révolution algérienne était d’essence islamique et arabe, elle avait surtout eu lieu grâce au soutien des Egyptiens et le congrès de la Soummam était une trahison puisqu’il a rayé de sa charte ces origines. Ce congrès a fait dévier la révolution des objectifs tracés le 1er novembre 1954. », estime-t-il. Avant lui, Ali Kafi, ancien colonel de la wilaya II, accusait Abane d’ avoir « ouvert des canaux de communication avec l’ennemi » et parjurait le Congrès de la Soummam auquel il avait pourtant pris part. Abane Ramdane est de toutes les figures de la guerre de libération, le seul à subir un acharnement post-mortem régulier. Quoique les critiques se conjuguent au passé, elles ne cachent pas moins des enjeux du présent. Ali Kafi et Benbella sont les représentants d’un arabisme régressif qui ne pardonne pas, malgré son quasi-avortement, la perspective historique esquissée lors du Congrès de la Soummam dont Abane Ramdane était le principal organisateur. « C’est une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse. C’est une marche en avant dans le sens historique de l’humanité et non un retour vers le socialisme. C’est enfin la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une république démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues », stipulait la plate-forme de la Soummam. La violente charge de Benbella était portée par un canal : El-Jazira et survenait sur un contexte : la crise de Kabylie. Cela peut se passer de commentaire. « Autour de la personnalité de Abane Ramdane, il y a eu des polémiques qui sont des polémiques de crispation sur l’arabité politique. A partir de là il y a des tentatives d’opposer le 20 août 1956 au 1er novembre 1954, des tentatives de légitimation qui permettraient de se rapprocher davantage de ce qu’est le nationalisme arabe au sens classique du terme, par rapport à une revendication dangereuse pour l’Etat-nation du point de vue de son unité, qui serait celle du berbérisme politique. C’est cela aussi le contexte du débat sur Abane Ramdane », estime Benjamin Stora. L’historien note, en contre-champ, l’existence d’ « une revendication de la paternité de la Révolution sur le nom de Abane Ramdane venant du milieu, entre guillemets, du berbérisme politique (…) ».Voilà tout est dit. L’homme qui a réussi à rassembler les différentes fractions du mouvement national pour les fondre dans le moule unificateur d’un Front de libération est devenu, paradoxalement, l’enjeu et l’objet d’un affrontement de deux visions de la société. Ailleurs, cela porte un nom à la mode : la guerre des mémoires. Ce mort sans sépulture demeure donc la figure la plus vivante de la guerre de Libération. Et gageons, au regard des ressorts qui sous-tendent cette seconde vie, qu’il en sera ainsi pour longtemps encore.
Mohamed Bessa.