Quand les Algériens étaient jetés dans la Seine

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Cela fait 53 ans jour pour jour, mardi 17 octobre 1961, trente mille Algériens, souvent en famille, manifestent pacifiquement, à l’appel du FLN, dans les rues de la capitale contre le couvre-feu raciste qui leur est imposé par le préfet de police, Maurice Papon, et le gouvernement. Une répression d’une férocité inouïe s’abat sur eux. La police tire sur les cortèges. Quinze mille manifestants sont arrêtés. Parqués dans des stades, emmenés dans des sous-sols, affamés, battus, torturés, assassinés et jetés dans la Seine. Les estimations sérieuses parlent de près de trois cents morts. Le récit de ce massacre a pourtant été fait des dizaines et des dizaines de fois. On sait donc que le 17 octobre, à partir de 18 heures, plusieurs dizaines de milliers d’Algériens ont manifesté dans le calme, en « costume du dimanche », presque joyeusement… On sait qu’ils n’avaient pas d’armes et qu’ils voulaient seulement protester contre le couvre-feu qui leur était imposé et témoigner de leur solidarité avec les combattants algériens : « FLN au pouvoir », « Algérie algérienne » ou encore « Libérez Ben Bella »… On sait que vers 21h30, le préfet de police Papon a déployé un véritable dispositif de chasse à l’homme dans les rues de Paris et de sa proche banlieue : tirs aux Champs-Élysées, à la Concorde, à l’Opéra, sur les Grands Boulevards, notamment devant le cinéma Rex, blocage des ponts, singulièrement celui de Neuilly, à partir desquels les policiers ont noyé des manifestants, leur ont fracassé le crâne, les ont abattus… Hommes, femmes et enfants… Le crime d’Etat n’a pas eu lieu, mais le « bilan » de la répression d’un « acte de guerre du FLN » a eu droit, lui, à un communiqué officiel : 11.538 Algériens arrêtés dans la soirée… Officiellement, le crime d’Etat n’a pas eu lieu, mais… Mohamed Chelli, présent à la manifestation, a raconté: « Les policiers tapaient avec des bâtons, leurs poings, leurs pieds. On a entendu des coups de feu. Ma femme a été blessée »… François Lefort, quinze ans à l’époque, était à la fenêtre de son appartement, avenue de Neuilly : « Il y avait des corps inanimés, allongés par terre, près du pont, que les policiers manipulaient et emmenaient. Il y a eu des coups de feu, ma mère m’a demandé de quitter le balcon »… Henri Carpentier, alors médecin au dispensaire Poissonnière : « J’ai franchi les barrages en expliquant que je voulais soigner les blessés. Un officier m’a conduit devant un tas de corps humains empilés dans une encoignure de porte et m’a dit : Si vous avez du temps à perdre, servez-vous, prenez un client, choisissez »… Claude Toulouse, alors gardien de la paix : « Le 18 au matin, j’ai été affecté comme gardien de la paix à Police Secours. Je me suis, donc, rendu avec le car au stade de Coubertin (…). Il y avait du sang partout : des plaies ouvertes, des membres brisés »… Une responsabilité « directe, personnelle, écrasante », c’est en ces termes que l’historien Jean-Luc Einaudi, auteur de « La Bataille de Paris, 17 octobre 1961 », évalue le rôle de Papon dans ce massacre. Préfet de police de Paris depuis 1958, c’est lui qui, le 5 octobre 1961, agissant sous l’autorité de Roger Frey, ministre de l’Intérieur, le gouvernement Debré négociant alors avec le FLN à Evian, a astreint les Algériens vivant dans la capitale à un couvre-feu. En vue, écrit-il, « de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes algériens ». C’est encore Papon qui, dès le 2 octobre, avait demandé aux policiers de tirer les premiers lorsqu’ils se sentaient « menacés » (sic) : « Vous serez couverts, je vous en donne ma parole »… D’ailleurs, ajoute-t-il, « lorsque vous prévenez l’Etat-major qu’un Nord-Africain est abattu, le patron qui se rend sur les lieux a tout ce qu’il faut pour que le Nord-Africain ait une arme sur lui »… Dès le 18 octobre 1961, dans une déclaration, le Bureau politique du PCF dénonçait « les forces de répression (qui) ont agi dans la capitale avec une brutalité sans précédent ». Il exige notamment la libération immédiate de tous les emprisonnés et internés du 17 octobre, l’arrêt des expulsions en Algérie et la levée des mesures discriminatoires prises à l’encontre des Algériens »… Ce même jour, il y eut des prises de parole et des débrayages dans plusieurs usines de la région parisienne. Des intellectuels, dont Aragon, Jean-Paul Sartre, Pierre Boulez et Pierre Vidal-Naquet, signèrent un manifeste où l’on pouvait lire : « En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs racistes dont Paris est désormais le théâtre. Des intellectuels algériens et étrangers qui ont vu les atrocités commises le 17 Octobre 1961 les ont dénoncées. L’auteur de Nedjma, Kateb Yacine, a, à travers un poème, interpellé le peuple français sur les injustices perpétrées. Il a commenté par ailleurs, les événements tragiques en rappelant les manifestations du 11 Décembre 1960 qui se sont déroulées à Alger. Il écrivait, en l’occurrence, « réussir à Alger une telle démonstration de force, face à l’armée française omniprésente, suréquipée, et aux fascistes déchaînés de l’OAS, c’était énorme. Mais refaire, moins d’un an après la même démonstration à Paris, la capitale d’un empire qui avait au début du siècle prétendu dominer le monde, c’était se jeter dans la gueule du loup ! Et c’est bien ce qui s’est passé le 17 Octobre 1961. On a vu, ce jour-là des dizaines de milliers d’Algériens affluer dans Paris, venus de toute la France. On a vu, place de l’Opéra, les parias des bidonvilles. Les journaux étaient pleins de ces images insoutenables qui m’inspiraient plus tard ces strophes de ce poème :

Peuple français, tu as tout vu

Oui, tout vu de tes propres yeux

Tu as vu notre sang couler

Tu as vu ta police

Assommer les manifestants

Et les jeter dans la Seine.

La Seine rougissante

N’a pas cessé les jours suivants

De vomir à la face.

Du peuple de la commune

Ces corps martyrisés

Qui rappelaient aux Parisiens

Leurs propres révolutions

Leur propre résistance

Peuple français, tu as tout vu

Oui tout vu de tes propres yeux,

Et maintenant vas-tu parler ?

Et maintenant vas-tu te taire ? ».

Aujourd’hui, 53 ans après la France, mis à part les quelques mots prononcés par François Hollande avouant que, la République reconnaît avec lucidité la répression « sanglante » de la manifestation d’Algériens. « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression », reconnaît l’actuel président de la République, dans un communiqué de l’Elysée cinquante et un ans après cette tragédie, en disant : « Je rends hommage à la mémoire des victimes ».Est-ce raisonnablement suffit pour les victimes de ce pogrom en règle commis par la police française au nom de la France contre une manifestation pacifique des algériens résident à Paris. On a vu mieux concernant d’autres communautés. …

Sadek A. H.

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