Universitaire, Amar Ameziane est actuellement chargé de cours de langue et littérature berbères à L’INALCO où il a soutenu, en décembre 2008, une thèse sur la littérature kabyle. Il est l’auteur de plusieurs articles et a aussi dirigé l’ouvrage « Les cahiers de Belaïd : regards sur une œuvre pionnière » (Tira, 2013). Il vient de signer un ouvrage “Tradition et renouvellement dans la littérature kabyle», travail de thèse, aux éditions L’Harmattan (Paris). L’auteur revient, dans cet entretien, sur l’essentiel de ses observations.
La Dépêche de Kabylie : On a toujours qualifié la culture kabyle d’expression orale, alors que votre étude montre l’existence d’écrits très anciens : vous affirmez quoi dans votre recherche?
Amer Ameziane : Il faut nuancer le propos : la culture kabyle a toujours été essentiellement orale, ou de tradition orale, c’est un fait indéniable, mais cela n’a jamais empêché l’existence d’écrits anciens. Pour rappel, des recherches effectuées par des enseignants de l’université de Béjaïa (dont Djamil Aïssani) ont montré l’existence, dans les zaouïas de Kabylie, de manuscrits anciens en berbère transcrits en caractères arabes. Par ailleurs, des écrits en caractères latins existent depuis au moins la moitié du 19ème siècle. Malgré cela, la culture kabyle a continué à privilégier l’oralité. Mais, comme il fallait s’y attendre, avec le temps, des lettrés kabyles (Boulifa, Belaïd At-Ali…), sachant leur culture menacée, ont œuvré pour la sauvegarder et ont contribué à créer progressivement une littérature écrite. Mais celle-ci n’entame guère la place de l’oralité puisqu’aujourd’hui encore, c’est-à-dire en 2014, la chanson, forme orale par excellence, est quantitativement aussi foisonnante en Kabylie que le roman en France…
La littérature kabyle se renouvelle par des emprunts aux genres anciens. Pour vous, où se situe la réappropriation ou la rupture avec la tradition ?
L’analyse effectuée sur notre corpus a montré que les écrivains reprennent des formes anciennes qu’ils utilisent dans leurs textes, autrement dit, ils se les approprient. Mais la rupture se situe dans le fait d’attribuer à cette utilisation d’autres fonctions. Donnons-en un ou deux exemples : on sait que le proverbe (lemtel) est un genre de discours qu’on utilise traditionnellement lors d’une discussion pour étayer son propos, pour convaincre son interlocuteur, mais très souvent, on l’emploie pour conclure un propos car il constitue, par sa concision, une force de frappe inouïe. La nouveauté ou la rupture si vous voulez, se situe dans le fait d’ouvrir le texte (il s’agit ici de l’écrit) par un proverbe (le procédé a été utilisé par Mezdad dans son roman ‘’Iḍ d Wass’’ (la nuit et le jour), ce qui est inhabituel dans le contexte traditionnel. Par ailleurs, les proverbes figés, c’est-à-dire repris tels quels en contexte traditionnel, subissent dans la littérature écrite- et c’est là un pouvoir propre à l’écrit- un dé-figement qui atténue la valeur de leur contenu initial. Une autre forme de rupture consiste à transformer un genre littéraire ancien, comme la légende hagiologique (des saints) dont l’essence est de mettre en avant un personnage saint pour en faire un modèle à imiter, dans le but d’en fonder un contre-modèle : en termes plus simples, déconstruire la légende des personnages saints et inventer des personnages de roman. Les exemples ne manquent pas de transformations-ruptures.
Quels sont aujourd’hui les styles et les auteurs qui marquent le renouvellement de la littérature kabyle ?
Existe-t-il des tendances dans la littérature kabyle ? La jeunesse de cette littérature veut que son caractère expérimental soit très visible. Qu’entendons-nous par caractère expérimental ? A l’exception de la poésie qui possède un solide ancrage dans la tradition littéraire kabyle, les autres genres, à savoir le roman, la nouvelle et, à un degré moindre, le théâtre, n’existaient pas dans le contexte traditionnel. Par conséquent, en tant que genres empruntés à une autre tradition/à d’autres traditions, il est tout à fait normal qu’on ne puisse pas distinguer de tendances lourdes, d’autant que les écrivains sont dans une phase d’adaptation d’un matériau (contenu) local à une forme qui vient d’ailleurs, d’où le caractère encore expérimental de leur entreprise. Néanmoins, on remarque que certains écrivains se distinguent par une maîtrise de la langue et des techniques littéraires : celles du roman pour Mezdad, Tazaghart, Zenia&hellip,; celles de la nouvelle pour Mezdad, Bouamara, Zimu, Aït-Kaci, etc. Sans oublier le théâtre sur lequel plane encore l’ombre de Mohia… S’agissant de la poésie, nous ne manquerons pas de signaler l’émergence d’une génération de jeunes poètes qui se démarquent ouvertement des modèles traditionnels : Brahim Tazaghart, Arezki Rabia, Saïd At Maamar, pour ne citer qu’eux, sont des exemples de poètes qui utilisent un discours incisif, plein de dérision et démystificateur et n’hésitent pas à sortir du modèle formel mohandien dont la poésie kabyle a longtemps été prisonnière. Sans oublier le recours à des thématiques moins consacrées.
Comment expliquez-vous le fait que les écrivains emmes ne figurent pas dans votre étude, alors qu’on a toujours considéré la femme comme gardienne des traditions ?
La raison de cette absence est double : d’un côté notre problématique nous a contraints à nous intéresser uniquement aux textes écrits qui portent des traces des formes littéraires traditionnelles, et les quelques rares textes écrits par des femmes n’en portent pas de traces visibles. Par ailleurs, il est indéniable que la femme est peu présente dans la littérature écrite, ce qui s’expliquerait par la thèse que vous avancez, c’est-à-dire qu’elle a toujours été la gardienne des traditions…orales. L’Histoire du monde berbère montre que l’homme a été du côté de l’écrit (là où ce dernier existe, notamment dans le milieu religieux) et la femme du côté de l’oralité (pensons à la légende de Yemma Khlidja rapportée par Hanoteau puis par Mammeri dans Poèmes kabyles anciens, dans laquelle cette femme balaie à l’aide d’un discours poétique frappant- la poésie est du côté de la voix, donc de l’oralité- l’arrogance des tolbas (lettrés) venus lui rendre visite dans son ermitage. Cette légende peut d’ailleurs servir à élucider le choix délibéré de l’oralité comme mode de production de sens par une société kabyle qui disposait, pourtant, d’un alphabet des plus anciens (le Tifinagh), autrement dit une société qui n’ignorait pas l’écriture. Faisons remarquer, par ailleurs, que le faible taux de scolarisation féminine tant à l’époque coloniale qu’après l’indépendance n’a pas contribué à produire beaucoup de femmes écrivains, le constat est d’ailleurs le même pour la littérature francophone. Bien entendu, la situation est désormais appelée à changer car il y a, fort heureusement, de plus en plus de femmes qui écrivent de la poésie, des nouvelles, etc. même si le champ éditorial ne le met pas assez en évidence.
Théâtre, nouvelle, roman sont autant d’expressions de la littérature moderne, sur quel(s) genre(s) doit essentiellement s’appuyer la littérature kabyle pour s’assurer un essor ?
Sur quel genre elle doit essentiellement s’appuyer, je n’en détiens pas la réponse. Mais, je peux dire, en revanche, que l’essor d’une littérature se mesure à sa dynamique et dans ce sens tous les genres doivent exister et coexister, surtout qu’ils ne véhiculent pas la même esthétique.
Sociologiquement parlant, vu l’absence de l’infrastructure qui accompagne le genre théâtral, les écrivains kabyles sont plus portés vers le roman et la nouvelle qui exigent des moyens linguistiques et littéraires qui dépendent foncièrement de leur culture, donc de leur propre chef, du moins en ce qui concerne l’acte même d’écrire. Bien sûr, il y a toujours des considérations sociologiques, mais il est moins probable de trouver un romancier qui se demande «est-ce que mon roman trouvera des lecteurs ?» qu’un dramaturge qui se dise «pourquoi écrire des pièces de théâtre ? Puisqu’on ne peut pas, faute d’infrastructures, les jouer».
Vous saluez la profusion de production, mais en revanche vous avez un questionnement sur l’impact et l’adhésion du lectorat sur ce foisonnement littéraire. Quelle est votre analyse du terrain et quelles seraient les actions à mener pour un meilleur rayonnement de la littérature kabyle?
Il faut préciser que mon étude a porté sur des textes publiés et l’analyse est essentiellement immanente. Le bon sens aurait voulu que l’on commence par une analyse sociologique qui jette la lumière sur ce phénomène relativement récent qu’est la littérature kabyle écrite. Souvent, les démarches des chercheurs dépendent de leur formation, de leurs goûts et pour ma part j’ai une prédilection pour les analyses textuelles. Néanmoins, pour répondre à votre question, il n’existe pas, à ma connaissance, d’enquêtes de terrain à même de sonder numériquement le lectorat en berbère. Dans une société de tradition orale, la question de l’existence d’un lectorat se pose de facto. A fortiori pour la société kabyle dont la langue n’a toujours pas le statut qu’elle mérite. Ainsi, en berbère, on a toujours lu par militantisme (acheter et lire un livre en berbère est un acte militant), mais aussi louable soit-il, cela reste insuffisant. Qu’en est-il depuis l’introduction du berbère dans les écoles ? Existe-t-il un lectorat plus conséquent ? Je ne suis pas en mesure de le dire, mais j’encourage fortement des enquêtes dans ce sens.
Propos recueillis par D. C.