Pierre angulaire d'un grand dessein

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Les 6èmes journées théâtrales organisées depuis hier en hommage à l'homme de culture Abdallah Mohya sont dominées par l'image de Mohya lui-même.

Autrement dit, en grande partie, c’est par les paroles, les gestes, les strophes, les adaptations de Mohya que l’on rend hommage au poète, au dramaturge, à l’artiste polyvalent, le « plus célèbre des inconnus », selon la formule de Abderrahmane Lounès. Comment peut-il en être autrement pour celui qui, discrètement, sans crier sur les toits, voire même clandestinement, se pose comme un des piliers majeurs de la littérature kabyle moderne? Mieux encore, presque personne parmi l’élite culturelle kabyle ne peut se prévaloir d’être en dehors de la sphère d’influence de Mohya. Le langage, que ce géant de la dramaturgie a utilisé dans ses textes, et sa déclamation particulière ont même donné une espèce de « Tamuhyats », une langue qui a inspiré beaucoup d’autres créateurs par la suite, y compris dans de simples articles de journaux écrits en kabyle. Entre l’excès de néologismes, qui a quelque peu dérouté la société et la langue en pleine stagnation des années 60 ou 70 du siècle dernier, Mohya a insufflé de la fraîcheur, de la vie dans ses textes, et a montré les possibilités réalistes qui se situent à équidistance des extrêmes inféconds. Et ce n’est pas par hasard que des jeunes troupes de théâtre, des déclamateurs de poésie et parfois de simples harangueurs dans des assemblées ont adopté le langage de Mohya. Au-delà de l’aspect formel, Mohya a fait un travail révolutionnaire pour nous décomplexer par rapport aux cultures allogènes. Il a montré les voies et les possibilités de l’accès à l’universalité pour la culture kabyle tout en gardant son authenticité. Il n’a pas mené cette entreprise par des théories débitées dans des livres ou conférences; il l’a menée en se mettant à l’ouvrage, c’est-à-dire par le seul génie de la production littéraire. Une production presque entièrement faite dans des conditions d’infortune extrême, dans une période dominée par la clandestinité l’absence de moyens matériels et les faibles canaux de communication avec le public cible. Il avait enregistré sur des cassettes audio, dans une simple chambre d’appartement, des dizaines de pièces de théâtre adaptées du patrimoine universel, allant de Molière à Pirandello, de Samuel Becket à Berthold Brecht, ainsi que d’autres auteurs aussi divers que mondialement consacrés. Jacques Prévert, Gorges Brassens, Boris Vian et d’autres poètes l’ont inspiré si fortement qu’il a tenu à les traduire ou les adapter en kabyle. Un travail titanesque, une réussite magistrale, donnant à notre culture des passerelles vers l’universalité où l’homme souffre, subit l’adversité de la vie et le mépris des gouvernants, espère et se révolte. Des chanteurs de grande stature ont interprété les poèmes de Mohya ou ceux qu’il a adaptés des autres auteurs. Pour un public qui en ignorerait la source, ces poèmes sont des textes kabyles de « souche » tellement le travail de translation ou d’adaptation est réussi. Que l’on songe à « Moh n Moh wweth aqabac », chanté par le groupe Djurdjura, Mohya l’a tiré de « Pauvre Martin, pauvre misère » de Brassens. Sans grands efforts, il nous place dans l’atmosphère culturelle kabyle, disant pour nous le sentiment de l’absurde tiré d’une vie simple d’un paysan qui a toujours trimé pour les autres et qui finit par creuser sa propre tombe. Le même génie a présidé à l’adaptation des pièces de théâtre pour lesquelles il ne s’est pas contenté d’écrire le texte en kabyle, mais il les a jouées souvent en de spéciaux « one man show » sur des supports rudimentaires qu’étaient les cassettes audio. On était, au début des années 1980, à l’affût de toute nouvelle production de Mohya que des émigrés nous ramenaient de France. Bien sûr qu’il n’y avait aucun circuit commercial pour un producteur qui pourfendait tous les systèmes, qui n’avait aucun projet de faire une carrière dans l’écriture ou le théâtre. Ces activités, qu’il avait initiées déjà à l’université lorsqu’il étudiait les mathématiques en Algérie, se sont imposées à lui, comme ce fut le cas pour la poésie de Si Moh U M’hand au 19ème siècle. Il les poursuivra avec brio dans son exil en France. L’un des rares opuscules écrits, qu’il a pu publier dans la revue de l’émigration kabyle Tisuraf, est le recueil « Mazal lxir gher zdat », dont un grand nombre de poèmes sont déclamés aussi dans des cassettes. Mohya a eu aussi le génie et l’adresse, dans son travail d’adaptation, de conférer un caractère dramaturgique à certains textes, qui étaient, à l’origine, des récits ou des contes. Que l’on se rappelle « Cikh Ahacraruf g Illulen Umalu », tiré d’un texte de Maupassant intitulé la Ficelle. Dans l’atmosphère chaude, brouillonne, bouillonnante du marché d’Azazga, qui se tient chaque samedi, Mohya a placé un décor extraordinairement authentique pour faire dérouler un récit haletant, plongé dans la vie quotidienne des villageois, disant la cupidité les fourberies, la hâblerie de certaines personnes, et la candeur d’autres personnes frappées par le sort et l’acharnement du destin.

Franchir les barrières du déni identitaire

Dans un contexte du reniement quasi intégral de la culture amazighe, voire de répression contre les animateurs et les producteurs de cette culture, Mohya a pu franchir les barrières du déni, produire, créer, et toucher, d’une façon quasi naturelle, tous les jeunes Kabyles des années 1980 jusqu’au début des années 1990. La pièce « Tacbaylit », tirée de La Jarre de Luigi Pirandello, a été jouée des centaines, voire des milliers de fois par des troupes amatrices ou professionnelles. Des phrases entières des textes de Mohya, tirées de ses poèmes ou de ses pièces, étaient débitées à tout va par les jeunes de Kabylie pour illustrer une discussion, une image ou une situation particulière. Le paradoxe aujourd’hui est que tous les moyens existent pour aller de l’avant, exploiter à fond le travail de Mohya, éditer ses œuvres, les jouer, les consacrer définitivement et…les dépasser. C’est là aussi sa vision des choses qui consistait à envisager toujours un processus continu, qui ne déifie personne et qui se projette dans une ambition de perfectionnement permanent. Dans l’unique interview écrite qu’il a faite à la revue Tafsut en 1985, Mohya envisage toujours l’avenir, ne croyant pas au statu quo. « Si nous voulons nous exprimer dans notre langue, la condition nécessaire, sinon suffisante, est d’abord et avant tout de bien étudier cette langue, c’est à dire de l’étudier à la lumière des acquis de l’analyse linguistique. Ceci afin de toujours mieux en connaître les ressources », soutient-il. En ajoutant: « Il serait peut-être l’heure de mettre un terme au temps des incantations et de se mettre un peu au travail ». Près de 30 ans après ces propos, on dirait que Mohya est parmi nous, en train de constater nos chamailleries inutiles, nos harangues stériles et notre manque d’effort pour se concentrer sur l’essentiel: le travail, la production, la création; les seuls à même de baliser le chemin de la promotion de la culture kabyle et amazighe. Il constitue immanquablement l’une des pierres angulaires de ce grand dessein.

amar nait messaoud

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