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«Chérif Kheddam est le premier émigré à avoir pris des cours de solfège»

Yosr Bouhali est Tunisienne. Elle est doctorante à l’université Paris-Sorbonne. La thèse sur laquelle elle travaille actuellement porte sur les mutations de la musique en Tunisie.

Elle était présente au colloque international que le Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques a organisé à Béjaïa en ce début du mois de décembre. Elle a présenté une communication sur l’évolution de la musique kabyle. C’est grâce à la préparation de sa communication pour ce colloque que Yosr Bouhali a été «propulsée vers la découverte du patrimoine musical de la Kabylie». Elle fait remarquer que «chanter sa langue peut être une arme redoutable pour imposer son identité et sa culture». C’est pourquoi «pour préserver sa langue de l’oubli, dans des contextes politiques qui réprimaient jusqu’à une époque non lointaine la reconnaissance d’une Algérie pluriethnique avec une composante berbère à part entière, le besoin de repousser ses limites géographiques et régénérer sa culture devient plus opérationnel en épousant de nouvelles lignées musicales et conquérant de nouveaux espaces». Yosr a le regard perçant d’une observatrice scientifique. Elle regarde et décortique les faits, pour mieux les soumettre à son analyse scientifique. L’observation est la base de tout travail scientifique. Et ce qu’elle voit est très pertinent. «Les différents genres de musique kabyle sont associés aux étapes majeures de l’existence. Les fêtes de mariage et de circoncisions sont égayées par les chants de femmes, destinés exclusivement à un public du même sexe. Les mosquées et les zaouïas abritent les chants religieux interprétés par les hommes, dédiés à un public masculin. Ils sont exécutés, notamment pendant les cérémonies religieuses et les funérailles. La musique n’est pas primordiale dans ce type de chant : elle est strictement monophonique, sans accompagnement instrumental, et a pour rôle de vulgariser le texte et de le rendre accessible au public non initié». Cette musique évolue. Abandonnant petit à petit les aspects traditionnels, elle épouse les mutations socio-politiques que vivent les Kabyles. Elle subit donc l’influence de son milieu et épouse les formes de son environnement. C’est ainsi que cette musique va évoluer, notamment dans le milieu de l’émigration, où les conditions techniques et politiques vont offrir les moyens de son épanouissement. « Chérif Kheddam est le premier émigré à avoir pris des cours de solfège. À ce titre, le mérite lui revient d’avoir adopté une vision révolutionnaire qui consiste à fixer la musique en la transcrivant, défiant l’ordre public pendant la guerre d’Algérie, ce qui aurait pu lui coûter la vie ». C’est ainsi que la porte de la modernisation de la chanson kabyle va s’ouvrir, et nombreux seront ceux qui vont en profiter pour s’engouffrer dans la musique moderne. AkliYahiyaten, Hnifa, Cheik Arab Bouyezgaren, Zerrouki Allaoua et Taleb Rabeh seront parmi ceux-là. Même les anciens instruments de musique seront remplacés par de nouveaux, donnant ainsi à la musique kabyle de nouvelles sonorités. C’est dans les cafés gérés par des Nord-africains que va s’exprimer cette nouvelle musique. Yosr Bouhali cite Rachid Mokhtari, pour qui ces cafés «étaient la reconstitution des villages d’origine, une reproduction du microcosme de la tribu natale ». Et elle avait raison. Des quartiers kabyles vont être constitués dans bon nombre de banlieues françaises : Paris, Lyon, Marseille,… Alors que le nouveau style musical occidental évolue à l’intérieur des cabarets, la musique kabyle se met à la page, « pour résonner au travers des radios, des plateaux de télévisions, des salles de spectacles, des théâtres et des festivals». La musique rentre dans les foyers et devient un outil de communication et de revendication socio-politique. Alors que le pouvoir politique en Algérie décide d’imposer la langue arabe comme seule langue officielle, le kabyle réagit par le développement de sa musique et de sa chanson pour devenir un véritable instrument de résistance et de combat politique. De nouveaux chanteurs vont occuper la scène musicale, à l’instar d’Idir, Djurdjura, Ait Menguellat, Sofiane, et bien d’autres. Yosr Bouhali fait remarquer un fait intéressant : «Le titre ‘’A vava inu va’’ d’Idir est un vrai spécimen du genre. Il fleurit et émerge dans un milieu hostile à l’épanouissement de la culture berbère. En dépit des mesures prises pour interdire l’enseignement de cette langue dans les universités, dans la même année de la sortie de l’album, ce titre connut, et connaît toujours, un succès fulgurant et place la chanson kabyle sur la première marche de l’échelle internationale». Plus le pouvoir réprime l’expression amazighe, plus la chanson kabyle s’épanouit et devient l’outil de prédilection de lutte contre le totalitarisme et les tentatives d’étouffement de cette culture, plusieurs fois millénaire. L’évolution technologique n’y est pas pour rien. L’introduction des nouveaux instruments et des accessoires qui les accompagnent permet à cette musique de se métamorphoser. «L’éclosion de l’activité musicale de l’espace traditionnel vers l’espace moderne traduit le processus de renouvellement, mené principalement par les chanteurs émigrés, porte-flambeau de l’identité kabyle». En effet, la plupart des chanteurs Kabyles qui ont réussi leur carrière se sont produits dans le milieu de l’émigration, plus propice à la liberté d’expression. Aujourd’hui, la musique kabyle a intégré toutes sortes d’instruments et de sonorités, influencée par la mondialisation et s’élevant au niveau des standards internationaux. Des chanteurs comme Idir ont réussi à enregistrer avec les plus grands noms de la musique occidentale et font connaître leur musique au monde entier. Plus que jamais, la musique reste la locomotive de l’expression de la langue et de la culture kabyles. À L’instar de Yosr Bouhali, la chanson kabyle parviendra-t-elle à conquérir de nouveaux admirateurs de notre culture ? Car, disait-elle, «j’ai beaucoup apprécié et estimé le peuple berbère et notamment les Kabyles, qui utilisent la chanson pour véhiculer et rayonner leur culture. Une ethnie qui a toujours su conserver sa langue malgré les diverses colonisations qu’elle a subies».

N. Si Yani

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