Une voix kaléidoscopique

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Parler de Marie-Louise Taos Amrouche n’est pas aisé certes elle avait beaucoup écrit, chanté « poémé » dans un double exil, celui de sa terre originelle et des siens puisque autant son père Antoine Belkacem, sa mère Marguerite Fadhma que son frère Jean El Mouhouv étaient chrétiens, ce qui ne leur facilitaient pas la vie.

Mais cet exil était d’une fécondité singulière. Née, à Tunis, le 4 mars 1913, sa famille, installée en Tunisie, est originaire du village d’Ighil-Ali en Petite-Kabylie, elle obtient son brevet supérieur à Tunis, puis se rend à Paris pour des études qu’elle ne poursuit pas. Elle entreprend la collecte des chants populaires berbères dès 1936, et commence l’année suivante à vulgariser ce répertoire, en reprenant la tradition orale entendue de la bouche de sa mère. Taos obtient une bourse d’étude pour la Casa Velasquez à Madrid, où elle étudie pendant deux ans. Elle débute ses activités radiophoniques à Tunis, et à Alger à partir de 1942. Elle se marie avec le peintre Bourdil, avec qui elle a eu une fille, Laurence, aujourd’hui comédienne, et réside définitivement à Paris à partir de 1945. À partir de 1949, elle réalise des émissions radiophoniques, comme « Chants sauvés de l’oubli » et de 1957 à 1963 « Souvenons-nous du pays » ainsi que « l’Etoile de Chance ». Après son divorce, Taos Amrouche poursuit sa carrière artistique en enregistrant plusieurs disques, notamment «Chants de l’Atlas », « Traditions millénaires des Berbères d’Algérie » et « Chants berbères de Kabylie » qui lui valent, en 1967, le Grand prix du disque. Elle ne cesse d’exprimer cette sensibilité d’écorchée vive, avide d’affection. Egalement romancière, elle est l’auteure entre autre de « Jacinthe noire » 1947,  « La rue des tambourins » 1969, « L’amant imaginaire » 1975 et de « Le grain magique » 1966, un livre de contes inspirés de sa chère Kabylie. Elle recueille les confidences de son ami, l’écrivain André Gide. Au début des années 70, sa prestation au Théâtre de la Ville est encensée par la critique et sa voix de soprano captive Sédar Senghor et l’écrivain Mohamed Dib. Elle meurt à Saint-Michel l’Observatoire, près de Paris, le 2 avril 1976, loin de la terre algérienne qu’elle a tant aimée. Selon sa volonté une pierre orne sa tombe, avec comme unique inscription : Taos. C’est au congrès du chant de Fès en 1939 qu’elle a obtenu une bourse pour La Casa Velasquez à Madrid. A son admission en 1941, elle prononça une conférence à travers laquelle elle fit montre de tout son amour pour ces joyaux de la chanson kabyle qu’elle sauva de l’oubli grâce à sa mère. D’emblée, elle s’adresse à son auditoire avec l’humilité propre aux grandes femmes de chez nous, en ces termes : « J’espérais que Monsieur Guinard, (certainement Bernard Guinard, ethnomusicologue, ndlr) lui-même vous parlerait de ces chants berbères de Kabylie, qui nous réunissent aujourd’hui, et lui entendre dire quelques-unes de ces phrases si justes, si pénétrantes et si évocatrices dont il a le secret, lesquelles vous eussent ouvert le monde fermé que constituent ces chants et vous eussent engagés à y pénétrer. Je pensais n’avoir, moi, qu’à vous les chanter, à vous les chanter de toute mon âme. Mais voici qu’il m’est demandé cette chose redoutable : vous parler de nos poèmes et de nos mélodies. Que je vous avertisse tout de suite que je ne saurais hélas le faire, sans vous parler de ma mère, de mon frère et de moi. Ce qui est impardonnable. Cette causerie aura un accent forcément intime, confidentiel, et je m’en excuse ». Taos Amrouche participa même au Festival mondial des arts nègres organisé par Léopold Sédar Senghor en 1966 – et le poète-président lui rendit un hommage appuyé dans un article publié dans le n° 103 de Présence africaine, en 1977. « C’est Mme Taos Amrouche qui nous ramena aux racines, encore humides, de ce grand peuple qu’est l’ethnie berbère, qui, au moment des conquêtes grecques et romaines, occupait toute l’Afrique du Nord, avec ses expressions égyptienne, libyenne, numide et « maure ». C’est elle qui fit connaître et, surtout, sentir les chants-poèmes des Berbères dans leur langue originaire. D’un mot, c’est elle qui apporta, au premier Festival mondial des arts nègres, l’une des contributions les plus authentiques de l’Afrique du Nord », écrivait-il. Quant à la guerre d’Algérie, il est évident que cette farouche promotrice de la culture berbère y accordait une importance capitale. « Elle a reçu beaucoup de gens du FLN, des combattants, affirme Denise Brahimi. Elle était, comme son frère Jean, passionnée par la cause de l’indépendance ». Nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, que peu de gens ne pouvaient pas connaître Taos, non pas par orgueil ou dédain, mais tout simplement parce que ceux qui décrétaient ce qu’on doit ou ne doit pas écrire, chanter, dire et peindre, l’on voulu. Kateb Yacine, dans la préface du roman autobiographique de Fadhma Ath Mansour Amrouche, parlait comme par préscience : «Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de tout un tabou et de tout être un intouchable. Et qu’on ne vienne pas me dire Fadhma était une chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilé n’ont jamais cessé de vivre pour elle ». Hélas, mille fois hélas, ce ne fut pas le cas. À la mort de Taos en 1976, le président du Sénégal Léopold Sedar Senghor lui a rendu l’hommage en ces terme : « La mort de Mme Taos Amrouche, comme celle, auparavant, de son frère, le regretté Jean Amrouche, m’a profondément affecté. Je l’ai considérée, en son temps, comme une perte, difficilement réparable, pour l’Afrique toute entière. En effet, les Amrouche et moi, nous avions la même conception de l’Africanité dont le fondement est la culture africaine, avec ses deux aspects, berbère et noir, l’arabe n’étant qu’un accomplissement, mais essentiel, de notre culture. Jean Amrouche fut l’un des premiers poètes Maghrébins à apporter, à la poésie africaine de langue française, non pas un vocabulaire, mais, sous les arabesques arabes, une sensibilité berbère. C’est encore Jean Amrouche qui, par sa traduction des chants berbères de la Kabylie, commença de faire entrer la berbéritude dans la Civilisation de l’Universel.  Mais, c’est Mme Taos Amrouche qui nous ramena aux racines, encore humides, de ce grand peuple qu’est l’ethnie berbère, qui, au moment des conquêtes grecque et romaine, occupait toute l’Afrique du Nord, avec ses expressions égyptienne, libyenne, numide […]. Prenant la plume, elle nous a laissé une œuvre qui, pour exprimer la berbéritude, s’enracine dans le destin le plus individuel : le sien, dans cette vie si riche et si une en même temps, guidée qu’elle était par le message berbère […]».  Pour notre part, au delà de l’hommage qu’elle mérite amplement de l’Algérie, du Maghreb et de l’Afrique, sachons sauvegarder la mémoire de Fadhma et de Jean El Mouhouv, eux qui ont vécu de part en part exilés et qui son morts pour sauver du feu notre mémoire à tous.

           

S. A. H.

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