Une ville où la pierre est comme un livre ouvert

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Ici, la pierre a une langue, le latin, et elle parle éloquemment et doctement. De quoi parle-t-elle donc ? D’histoire, parbleu ! De l’histoire de la ville, elle-même tout en pierres, à une époque où elle ne s’appelait pas Sour El Ghozlane, mais Auzia. En ce temps béni des dieux, (ceux de la mythologie romaine copiée sur celle de la mythologie grecque), sa prospérité et sa beauté avaient été telles que le nom d’Auzia parvint jusqu’aux oreilles même de l’historien Tacite qui lui consacra un passage dans un de ses ouvrages. Il la décrivait comme une cité importante dont la population varie entre trois à quatre mille habitants, et sise sur un rocher de forme oblongue. Jean Parès, ayant vécu au début du 19ème siècle dans cette ville (sa demeure, en face des anciennes galeries algériennes, existe toujours et son nom était récemment inscrit au dessus de la porte), a traduit un certain nombre de ces inscriptions latines. Certaines d’entre elles relatent les combats livrés par les généraux et leurs victoires sur leurs ennemis, ainsi que certains événements marquants de la vie politique et sociale, comme les fêtes, les mariages, les naissances et les décès dans les familles illustres…  Mais, les pierres parlent aussi français. Laconiquement, il est vrai. Sur la façade du siège de l’APC, on peut lire ceci sur le fronton de l’édifice : Hôtel de ville, 1884. Jean Parès, encore lui, pense dans son ouvrage, très documenté et fort bien rédigé que c’est là que fut posée la première pierre de la ville. L’hôtel de ville, c’est-à-dire la mairie, l’hôpital, la caserne, la préfecture- qui allait être dégradée en sous-préfecture et où des personnalités affirment que De Gaulle, en visite en 58, en Algérie, y a passé la nuit- ont vu le jour la même année. Mais des édifices comme l’école Crabet (aujourd’hui en réhabilitation) ou l’Eglise transformée en mosquée datent de 1887. Il y a également les quatre entrées en forme d’arc de triomphe nommées Porte de Sétif, à l’Est, Porte de Médéa, à l’Ouest, Porte d’Alger au Nord et Porte de Boussaada, au Sud), et cette formidable muraille percée de meurtrières qui donne l’air à la ville d’être une citadelle. À l’ombre de cette forteresse, le temps semble suspendu. On s’étonne, en flânant le long des rues étroites, aux bordures en granit et aux murs en pierre ponce, de ne pas voir circuler des citoyens Romains en Tuniques, la large épée leur ceignant la taille. L’histoire, vue par cet auteur Français que fut Jean Perès, veut que Takfarinas, en guerre ouverte avec les romains, soit venu mourir aux pieds de cette muraille. Les Arabes, contrairement aux Romains, ont laissé peu de traces de leur passage. Pour ce qui est de la langue et des traditions, la ville présente un curieux spécimen à cet égard. Sour El Gholane est au cœur de l’arabité dans cette région arabophone. Ici, on désespère presque d’entendre un mot étranger, en dehors de la sphère intellectuelle. L’influence ottomane est, en revanche, nulle, car on chercherait vainement un vestige ou fait social se rattachant à cette époque et pouvant la rappeler, à moins de considérer l’islam comme une constante commune aux Arabes et aux Turcs ? Cependant, pour comprendre l’intérêt manifesté très tôt par les Romains pour ce lieu au climat rendu si rude par le voisinage de la montagne de Dirah, il faut savoir que Sour El Ghozlane recèle d’importants gisements lithographiques. Leur disposition en strates facilitait le travail de la pierre. Ainsi s’est développée autour de cette ville une véritable industrie lithographique, et un marché de la pierre très prospère pour le développement de la ville. Aujourd’hui encore, on voit, à l’entrée Nord, deux grandes carrières d’agrégats en pleine activité. Il est seulement dommage que cette activité se fasse aux dépends du plus pittoresque des sites de la région.  Mais revenons à la ville elle-même. Hier, sa muraille se dressait comme un rempart infranchissable pour la défendre contre toute intrusion « barbare » (entendre étranger : le métèque était considéré en fait, comme un barbare). Aujourd’hui, elle se dresse encore, mais contre quoi ? Contre l’évolution qui pourrait ruiner sa réputation de cité antique… Bâtie suivant le même plan, quoi que de style différent, la ville coloniale se veut la réplique parfaite d’Auzia, à telle enseigne que ces pierres colossales, posées les unes sur les autre, sans aucun liant, ont pu être prises pour un mausolée, en l’occurrence celui de Takfarinas. Idée combattue par d’autres. Il est difficile, en effet, d’imaginer Rome, qui fut impitoyable envers ses ennemis, élevant un monument à la mémoire de l’un de ceux qui donnèrent le plus de fil à retordre à son armée, et qui est mort l’épée à la main. Or, repliée farouchement sur elle-même, fermée au progrès, comme autrefois à la barbarie, la ville de Sour El Ghozlane accueille les nombreux projets de développement, mais hors de ses murs. Ainsi est né ce quartier appelé « Le génie », à l’Est, de l’autre côté de l’oued, et d’autres encore au Nord, au Sud et à l’Ouest. Et toutes ces constructions modernes tout autour de la « cité » sont comme un long siège, fait pour durer un siècle, s’il le faut.

Aziz Bey

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