Au nom de l'identité et de la culture, ne vous précipitez pas!

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Les opérations de débaptisation/baptisation des lieux publics (rues, places, cités, quartiers,…) sont devenues une priorité nationale. Elles doivent être clôturées avant la fin du mois de juin, selon les instructions du ministère de l’Intérieur. Comment un segment qui fait partie intégrante de l’identité nationale, de l’aménagement du territoire et du sens élevé du service public, « oublié », malmené et même avili depuis cinq décennies, pourra être redressé en l’espace de quelques semaines? Mme Fatiha Hamrit, directrice de la gouvernance locale au ministère de l’Intérieur et des collectivités locales, est sur tous les fronts. Elle a visité un grand nombre de wilayas au cours de ces trois derniers mois, où elle a incité les autorités locales à accélérer le rythme de travail dans l’établissement de la toponymie au niveau des villes et des villages. S’il y a bien un signe patent du malaise identitaire et culturel algérien, c’est immanquablement l’établissement des noms de lieux. À de rares exceptions, les villages kabyles de la montagne ont gardé leurs noms après l’Indépendance du pays. Les exceptions sont quelques villes de moyenne dimension ou gros villages, comme Aïn El Hammam, Larbaâ Nath Irathène, Azeffoun, Oued Ghir, qui avaient des noms français qui leur ont été attribués par l’administration coloniale. Et ce, contrairement aux autres régions du pays où la colonisation de peuplement a été très forte. Dans certaines wilayas de l’Ouest, des chefs-lieux de commune de modeste dimension ont un nom français. Ce souvent des villages à vocation agricole, principalement de vignoble, où étaient installés, dès l’établissement des colons, une église, une école et une mairie. Souvent, ces trois édifices sont encore présents dans plusieurs villages de Sidi Belabbès, Tlemcen, Mascara, Aïn Temouchent, etc. En Kabylie, l’espace qui ressemble un peu à cette situation est le périmètre compris entre Draâ Ben Khedda, Bordj Ménaïl, Cap Djinet et Dellys, qui relève actuellement de la wilaya de Boumerdès. En raison de l’intense activité agricole (viticulture), les colons européens s’y sont établis en force et, au plus fort du développement de l’agriculture, ont « importé » de la main-d’œuvre des Hauts Plateaux de M’Sila et Médéa, ce qui a fortement contribué à l’arabisation de la région. Dès l’indépendance, les autorités du pays ont procédé à la débaptisation des villes qui portaient des noms coloniaux (Skikda/Philippeville, Annaba/Bône, El Asnam, puis Chlef/Orléanville, Tissemsilt/Vialar,…). Il en fut de même des rues et boulevards, ainsi que des places publiques et quartiers. Sauf que, à côté d’un effort légitime d’imprimer l’élan de la guerre de libération nationale dans cette nouvelle toponymie (noms de grands chouhada de la révolution), il y a eu des dérives dictées par l’entreprise idéologique d’arabisation forcée. Certains noms d’écrivains, de peintres, de musiciens à résonance universelle auraient bien pu être gardés, sans que la culture nationale ou l’indépendance du pays en souffrît. L’entreprise elle-même n’a pas été confiée à un personnel compétent et avisé. On raconte cette anecdote. Une rue qui s’appelait Anatole France, du grand nom de la littérature française, Prix Nobel, a été proposée à un changement de nom par un militant d’une kasma du parti unique, le FLN, sous cette appellation: « Anatole El Djazaïr »! Une forme de revanche d’une crasse ignorance consistant à dire qu’ils n’y pas que la France qui puisse disposer d’un « Anatole »; l’Algérie aussi peut avoir le sien; la preuve…De tous les noms qui garnissent les rues, les cités, les places publiques, peu d’entre eux ont été réellement appropriés par les Algériens. Même les agents des services publics- poste, gendarmerie, Sonelgaz, services des eaux,…- ont du mal à travailler sur la base de la toponymie officielle. D’ailleurs, ils ne sont pas très regardants sur les adresses auxquelles ils destinent les courriers. Autrement dit, deux réalités continuent à concurrencer puissamment la toponymie officielle établie par l’administration: d’abord, l’héritage colonial (le rue Hoche, la rue Michelet, le quartier Saint-Jean à Constantine [là où a été décrété que la culture ne pouvait être qu’arabe],…). Ensuite, la culture orale, populaire (derrière l’ambassade de France, après l’école de jeunes filles, face à la poste, à gauche après le deuxième rond-point,…). Si les Algériens sont éloignés à une telle distance des noms que l’on attribue à leurs quartiers, places et rues, c’est que, quelque part, il y a un problème sérieux. Problème qui affecte à la fois les simples citoyens et les services publics. Les Algériens ne se retrouvent pas dans leur nouvelle toponymie. Elle se fait souvent sans leur participation, naguère par la kasma du FLN, aujourd’hui par une cellule communale. Les Moudjahidine sont consultés. Mais, est-ce suffisant? L’Algérie doit bien s’ouvrir sur ses artistes, ses penseurs, ses écrivains, ses musiciens, et sur tous ceux qui contribuent au renforcement de l’identité nationale, de l’être collectif algérien et de la défense des valeurs de la liberté. Est-il normal que ce soit en France que Silmane Azem bénéficie d’une rue? N’est-on pas confondu qu’un boulevard à Paris ou dans une ville de province en France revienne à Matoub et qu’en Algérie, on continue à fixer des échéances pou boucler l’opération débaptisation/baptisation? En Kabylie, l’engagement de la société civile commence à porter ses fruits en réussissant le tour de force de donner des noms d’artistes et d’hommes de culture à des lieux publics. « Mais, c’est très important, un prénom! », disait Jean Amrouche. Jusqu’à quand continuera-t-on à traîner le boulet de cette dualité voire une sorte de grave dichotomie, entre la société et les gouvernants? 

  Amar Naït Messaoud 

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