Le tapis nmemchi se perd

Partager

Ce qui retint notre regard, ce jour-là en faisant le tour du stand, ce ne fut pas le tapis qui en couvrait le fond. Non, c’est une affichette, et sur cette affichette, il y avait écrit Tatouage en gros caractères. Le carton reposait sur un étal où étaient exposés différents souvenirs : des bracelets, des colliers, le tout dans le plus pur style chaoui. La femme, en nous voyant approcher, s’est interrompue. Portant un voile noir, elle était-chose curieuse- en train de faire des tatouages sur la main gauche ! La finesse et l’harmonie des lignes tracées forçaient l’admiration. C’était du grand art. Nous lui avons demandé si c’était là une vocation, un métier. Elle a répondu que c’était un passe-temps. Il lui arrive de s’y adonner de temps en temps, mais sans chercher à en faire un gagne-pain. La veille, elle avait tatoué deux jeunes filles. Elle poussa un soupir : «C’est un métier de plus qui se perd». Sous d’autres cieux, elle ferait facilement fortune. Mais alors, si ce n’était pas le tatouage, dont elle semblait maîtriser parfaitement les techniques, quel était donc son métier, celui pour lequel elle était ici, à ce festival de Tikjda ? Elle se tourna vers le tapis exposé derrière elle, le montra et dit : «Voilà mon vrai métier». Une tapissière donc, pas une tatoueuse. Et en l’apprenant, nous étions presque déçus. Le tatouage nous paraissait plus captivant, plus magique. Seulement, voilà le tapis exposé n’était pas n’importe lequel. C’est le tapis nmémchi, du nom de cette région dans les Aurès, un article de tapisserie célèbre et fort recherché. C’est un travail qui exige beaucoup de temps et de doigté. Il peut prendre six mois et même un an, lorsque la tisseuse est seule. Mais ce sont les hommes, les vrais artistes, les vrais spécialistes. Ce sont eux, d’après elle, qui font généralement l’essentiel du tissage. Les femmes n’interviennent qu’accessoirement pour faire du remplissage. Il existe, selon Mme Touati Keltoum, quelques 4 000 motifs, et chaque motif fait que le tapis nmemchi est différent de l’autre. C’est un héritage qui se transmet de génération en génération. Il remonterait, selon elle, au règne de Kahina. Sur son portable, quelques-uns, d’un travail infiniment plus délicat, sont mémorisés. Elle nous confia : «Ce savoir-faire est entre les mains d’un nombre limité de femmes, et il est à peu près pareil à celui de ces hommes spécialistes». Notre interlocutrice est de celles-là. Elle tenait un atelier à Batna où elle habite avec sa famille. Mais depuis deux ans, elle a été contrainte à mettre la clef sous le paillasson. Faute de moyens. Pourquoi donc cet abandon ? Un tapis nmemchi fait dix millions de centimes. En France, il coûte six fois plus. Etait-ce là un caprice ? Absolument pas. La citoyenne de Batna est une artiste dans son genre. Elle s’adonne au tissage du tapis chaoui et nememchi comme elle pratique le tatouage : par pure passion. Mais si le tissage risque de se perdre comme le tatouage, ce n’est pas de sa faute, mais de celle des responsables, eux qui tiennent le cordon des subventions et organisent des stages à l’étranger. Elle nous expliqua qu’elle s’intéressait depuis longtemps au tapis persan (iranien). Elle a demandé qu’on l’envoie en stage dans ce pays. Elle s’est vu opposer à chaque fois une fin de non-recevoir. «On préfère envoyer des personnes sans grand savoir-faire, sans la moindre motivation. La preuve, quand elles reviennent de là-bas, elles parlent de ce qu’elles ont vu, de ce qu’elles ont acheté mais jamais de ce qu’elles ont appris», dénonça-t-elle. Ce n’est pas tout : elle souhaitait acquérir un métier à tisser iranien. Négatif. On lui proposait les métiers à tisser du Mzab. Elle les jugeait trop anciens et peu performants. Alors forcément, le découragement s’installe et les plus beaux métiers se perdent…

Mme Touati sait faire d’autres tapis. Il en existe plusieurs modèles qu’elle nous énuméra : le Sekou (en peau de hameau), le Henbel, le Margoum (en 100% laine), le Kafsi, El Fardi, El Laye. Pour finir, elle lança cette pique en direction du centre d’estampillage, présent à ces trois journées, qu’elle accuse de manquer d’expérience et de connaissance dans le domaine du tissage. Verrions-nous cette femme, aux talents si multiples (en comptant bien sûr les colliers et les bracelets chaouis qui se vendent si bien), l’année prochaine à Bouira ? Verrions ses tapis, ses pinceaux, ses aiguilles et ses ciseaux à l’œuvre ? Il faut l’espérer, car ce sont là des métiers qui appartiennent au patrimoine culturel et qu’il faut absolument préserver.

Aziz Bey

Partager