La chanteuse kabyle revisitée

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De l’Algérienne des années 50, paysanne, épouse d’émigré, gardienne des valeurs qui organisaient sa propre sujétion, jusqu’à la femme lettrée du 21e siècle qui se bat pour être légale de l’homme en droits et en devoirs dans une société démocratique, un demi-siècle d’évolution et de luttes féminines est passé. Un ouvrage en apparence anodin, mais néanmoins précieux, paru en 2001 aux éditions Akili de Tizi Ouzou, sous le titre La chanteuse kabyle, retrace sur cinq décennies à travers le corpus des chants de six femmes, les jalons et les repères de cet itinéraire libérateur. Dans notre société à culture orale, c’est la chanson qui a déchiré le voile du silence. La femme n’avait que ses cordes vocales pour fredonner les inénarrables douleurs de l’oppression, et dire avec de simples mots, les maux qui lui rongent l’âme et le corps. Les chanteuses ont porté dans la rue et diffusé sur les ondes, ce cri solitaire murmuré en sourdine, ce « chant de la meule et du berceau » comme le désignait la grande cantatrice Marguerite Taos Amrouche. Depuis le fameux « Bqa âla khir a y Akbou » de Chérifa, cri de rupture symbolique avec le monde médiéval où la femme valait souvent moins cher qu’une vache jusqu’au « Voile du silence » le brûlot de la chanteuse Djura, travail pour lequel entre autres, elle reçut l’insigne de Chevalier de l’Ordre du mérite de l’Etat français, la chanson kabyle a constitué le principal aliment de la mémoire culturelle locale. Par son interprétation, sa voix, son engagement, la chanteuse kabyle a été le témoin privilégié et souvent l’acteur de cette évolution. Réalisée, à l’origine dans le cadre d’une recherche pour l’obtention du magister de langue et culture amazighes, la thèse de Hassina Kherdouci, chargée de cours à l’université de Tizi Ouzou, est finalement parue en livre au grand bonheur des amoureux de la poésie féminine d’expression kabyle. Cette compilation constitue déjà un incontournable document pour les artistes et les chercheurs dans le monde de l’art.L’universitaire a donc choisi six figures emblématiques de la chanson kabyle, six femmes qui chacune à sa façon, à des périodes différentes mais complémentaires se sont réappropriées le pouvoir de dire, traditionnellement réservé à l’homme, en dénonçant le statut d’infériorité dans lequel était tenue la femme. Hnifa et Cherifa, sont choisies parmi les nombreuses pionnières de la chanson féminine qui ont réussi le tour de force de se faire une place en tant qu’artistes à la radio parmi les hommes dans les années 50. Nouara, la chanteuse des années 60, a prêté sa voix au message féministe de l’après-guerre, au moment où les esprits rétrogrades voulait remettre entre les murs la femme qui venait, aux côtés de l’homme, de libérer la nation de 130 années de colonisation. Malika Domrane, la femme révoltée contre un ordre familial rigoriste, bravant la mise en quarantaine de son père, incarne le « Je » féminin, la femme qui a désacralisé l’espace masculin en osant s’asseoir dans Tajmaât, l’agora des hommes, et prendre place à la table d’un café avec les jeunes du village kabyle. Le choix de la chercheuse universitaire s’est porté sur la chanteuse Djura, l’aînée des sœurs du groupe « Djurdjura », ces chanteuses de l’émigration algérienne en France qui affrontent d’autres contradictions, d’autres valeurs dans un mode de vie où le chant féminin porte pourtant le même message libérateur. Dans les années 90 Massa Bouchafa, avec sa chanson engagée, s’inscrit dans la lignée des pionnières qui ont arraché le droit d’exister en tant qu’artiste, en tant que femme libre.

« Déchirer le voile du silence »Au regard du statut social personnel de chacune de ces femmes-artistes, nous mesurons tout le chemin parcouru et les résultats concrets de l’engagement des chanteuses dans la douloureux combat de l’émancipation. Ainsi, Hassina Kherdouci constate que Cherifa l’artiste révoltée des années 50 est une femme divorcée avec un enfant adoptif. Tout comme l’était Hnifa jusqu’à sa mort en exil. Nouara, la diva des années 60, est restée célibataire, alors que les chanteuses des années 80 comme Malika Domrane et Djura sont des mères de familles vivant avec leurs maris. L’engagement de ces femmes dans le combat de la dignité a obligé la société à changer de regard par rapport à l’artiste féminin, au point de voir dans le cas de Massa Bouchafa, le mari encourager sa femme dans l’accomplissement de sa vocation de chanteuse. Parmi les premières femmes à casser le tabou des tabous, oser chanter en public dans les années 50, l’auteur a choisi Cherifa et Hnifa, archétype de la marginale qui a défié un ordre social primitif et brutal dans lequel la femme était un véritable animal. Pour l’époque faire intrusion dans le monde des hommes et prendre la parole par le chant était inconcevable. Chanter sa condition misérable était un pas de géant accompli par la femme dans la voie de sa libération, et chanter l’amour constituait un coup de semonce pour la société puritaine où le rôle social de la femme n’était surtout pas celui-là ! Dans cette société qui voyait dans l’art une forme de prostitution, dans la chanteuse une débauchée, Cherifa et Hnifa ont su montrer par leurs poèmes, les non-dits et remettre en question une morale puritaine qui justifiait par des arguments sexistes toutes les misères qui frappaient la femme en priorité. Durant la décennie 60, Nouara, l’élève de Chérif Khadam et l’interprète de textes révolutionnaires comme ceux du poète Ben Mohamed, demande des comptes à l’homme et surtout aux poètes qui ne voient dans la femme que sa beauté, reproduisant les règles qui enterrent ses droits. « Allume la lampe et regarde-moi, tu m’as longtemps laisse dans l’obscurité », résumera-t-elle dans l’une de ces envoûtantes mélodies. C’est à Malika Domrane qu’échoit le rôle de représentante de la chanson revendicative de la fin des années 70, le temps de l’affirmation identitaire. En s’adressant à l’homme elle dit : « Ö Azouaou, je suis heureuse d’être la fille des Imazighéns, ceux-là dont le nom est célèbre ». Elle délivre également, en chantant les textes de Mohia, le message de la femme préoccupée par le sort des siens, de sa langue, de son pays, mais surtout les détails de l’oppression subie par la femme dans la société kabyle qui n’est pas aussi démocratique qu’on a tendance, par une certaine indulgence coupable à le faire croire. Selon H. Kherdouci, la chanson kabyle féminine a connu sa plénitude en exil. Avec le groupe Djurdjura, la chanson porte tous les thèmes du drame culturel vécu par l’émigré en général et la femme ne particulier : le déracinement, le racisme, la déculturation. Dans un espace autre que celui de ses origines, la chanteuse dénonce la xénophobie et le statut de femme-objet, tout en exprimant l’appartenance à une culture et des valeurs universelles qui font que la Kabyle est une femme comme toutes les citoyennes du monde. L’ouvrage de Hassina Kherdouci a le mérite de réunir, dans un continuum poétique, cinq générations de chanteuses qui ont bravé chacune dans son contexte, les tabous et les règles qui instituaient l’asservissement de la femme. Elles ont prêté leur voix à l’espérance féminine.Elles ont chanté la tendresse et l’amour, mais aussi l’engagement, le sacrifice, le combat pour la liberté. Pour paraphraser Kateb Yacine nous dirons « qu’une femme qui chante sur les femmes vaut son double pesant de poudre ».

Rachid Oulebsir

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