Que vaut encore la notion d' "opinion publique" ?

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Avec la multiplication inouïe des moyens et canaux d’information au cours de ces deux dernières décennies, portés par des technologies toujours en amélioration et en innovation continues, les avis et constats divergent quant au résultat et à l’impact sur le terrain, aussi bien en matière de la réception de l’information que de la formation du jugement et de l’opinion.

La divergence est explicable dès lors que l’avis ne concerne ou ne prend en charge qu’une partie de la question. Ainsi, court cette opinion commune que l’homme en général est plus informé aujourd’hui qu’il ne l’est au cours des années 70 et 80 du siècle dernier. Supports écrits, iconographie, son et vidéo portent, séparément ou de façon combinée, l’information parfois instantanée.

On le constate sur les sites internet et les réseaux sociaux. L’accès à l’information acquiert, de ce point de vue, un aspect de massification inconnue auparavant où des millions de personnes à travers le monde suivent des informations en continu et en live. Le problème commence à surgir dès qu’il s’agit de se faire une opinion ou un jugement sur les informations reçues.

Le cerveau, dont on dit qu’il sélectionne et hiérarchise les informations selon leur poids et selon l’effet produit chez la personne réceptrice, devient parfois rétif devant le flot de signes graphiques, sonores et visuels. Autrement dit, il peine à donner du sens aux événements, d’autant plus que ces derniers s’entrechoquent et s’enchevêtrent dans une espèce de capharnaüm, où même l’ordre chronologique est parfois gravement ignoré ou bousculé.

N’a-t-on pas rencontré des gens qui vous parlent d’un événement arrivé quelque part et dont elles ont oublié la source ? Ils sont sincères, ils auraient pu avoir l’information ou la rumeur, c’est selon, sur le site d’un journal électronique, à la télévision ou sur une page facebook d’un ami. Les sources se mélangent dans la tête comme se confondent aussi également les informations, les opinions, les rumeurs et même parfois les blagues. On finit par ne pas distinguer les éléments dans cet écheveau.

C’est comme l’histoire de celui qui vous avoue avoir assisté à un événement, mais dont il ignore est-ce qu’il s’est déroulé dans la réalité ou dans le rêve. Le meilleur exemple de ce désordre mental, ce sont ces logorrhées ou flux de signes qui sont pondus quotidiennement et sans discontinuer sur les réseaux sociaux. La liberté de parole qu’assure facebook, par exemple, est exploitée par des « indus-occupants » qui se dissimulent dans le « vaillant » anonymat, pour déverser des injures, des sornettes, des accusations gratuites et des… positions politiques courageusement anonymes.

Dans cette massification, au sens physique de l’accès à l’information et même à la fabrication de la fausse information assurée dans l’impunité les analystes voient surtout un autre phénomène qui dépasse et neutralise cette apparente massification : c’est l’atomisation. En effet, avec de tels volumes et de tels flux informationnels, jamais l’opinion publique ne s’est sentie aussi fragile et aussi menacée.

C’est la notion même d’opinion publique qui est en train d’être rognée, arasée et érodée par la diversité des supports, des préoccupations et des traitements que subit l’information. De même, il n’y a actuellement presque aucun support médiatique qui ne soit pas couplé et intimement intégré à l’aspect de spectacle où pullulent publicité distraction et moult autres accessoires suggestifs. La science des signes, la sémiologie, promue par les grands noms comme Roland Barthes, Jacques Lacan et d’autres, y perdrait son latin.

Pour une pédagogie de l’information

L’on est tenté de conclure ce constat par se poser la question de savoir qui perd et qui gagne dans cette nouvelle étape de fabrication, de transmission et de réception de l’information, telle qu’elle est portée par les médias modernes, et de savoir également quel est l’avenir de la communication en général et des anciens principes : droit à l’information et à l’expression. Indubitablement, le quatrième pouvoir, celui de l’information, qui s’est greffé tardivement aux trois premiers pouvoirs identifiés en tant que tels (législatif, exécutif et judiciaire) depuis Montesquieu et John Locke, est en train de subir des transformations historiques et radicales, portées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Ces transformations remettent en cause l’efficacité de la place de l’information dans la société telle qu’elle était connue jusqu’au début des années 1990. Cette dichotomie massification / atomisation commence à battre en brèche les anciennes méthodes de transmission de l’information. De nouveaux besoins commencent à s’exprimer de façon discrète mais réelle, tendant à faire valoir des synthèses, des agrégations d’information, une harmonisation des contenus et la spécialisation dans des domaines précis.

L’Algérie, qui disposait dans les années soixante-dix du siècle dernier et sous le parti unique, d’hebdomadaires, de magazines mensuels et même parfois de revues, est aujourd’hui un désert culturel en la matière. Aucune publication n’est venue remplacer Algérie-Actualités, malgré les efforts méritoires mais déçus de certains acteurs de l’époque qui ont voulu renouveler l’expérience dans un climat d’adverse fortune (je pense ici aux dix numéros du Nouvel Algérie-Actualité lancé au début des années 2000 par feu Abdelkrim Djaâd, Halli et d’autres). Des numéros de Révolution Africaine, pourtant… organe central du FLN, n’avaient rien à envier à des publications d’outre-mer. Y officiaient, des années 60 jusqu’à 1990, Mohamed Harbi, Anna Greki, Z’hor Zerari, Mimi Maziz, Abdou Benziane et d’autres prestigieux noms. Il en fut de même avec le magazine de cinéma, Les Deux Écrans.

À l’heure de l’Internet, de la 3G et des investissements publics qui se comptent en milliards de dollars, l’Algérie vit une inquiétante sécheresse culturelle. Le public ne se retrouve plus dans les flots d’informations qui disent tout et son contraire. L’opinion publique se dilue, s’affaisse, devient informe, voire difforme. Elle ne constitue plus une force que craindraient par exemple les gouvernants. La centaine de journaux quotidiens ont leur limite. Ils tournent, pour la plupart d’entre eux, avec deux ou trois noms, sans correspondants, comptant sur l’APS et l’Internet. Les Algériens sont dans un besoin pressant d’une autre information, faite à la fois de proximité et d’analyse, d’actualités et de grandes synthèses, de pédagogie et de spécialisation.

Amar Naït Messaoud

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