Né le 21 juillet 1920 à Tlemcen, Mohamed Dib est l’un des écrivains algériens de langue française les plus prolifiques, et qui ont aussi amplement diversifié leur genre d’écriture (roman, poésie, nouvelle, théâtre). Il est mort le 2 mai 2003 à Paris. Ayant obtenu plusieurs prix prestigieux, il était plusieurs fois annoncé pour l’obtention du prix Nobel, même si, lui-même, n’en faisait ni une priorité ni une obsession, à l’image de la grande dame Assia Djebar, qui nous a quittés au début de l’année en cours, le 6 février 2015, à l’âge de 79 ans. Dib fait partie de la génération de M. Mammeri, M. Feraoun et K. Yacine qui a lancé la littérature algérienne de langue française avec son affirmation nationale, baignée dans les réalités algériennes et exprimant les aspirations de la société à la liberté et à la citoyenneté. À l’occasion du 95e anniversaire de la naissance de l’auteur de la trilogie « Algérie » et de la trilogie dite nordique, nous revenons ici sur certains aspects propres à l’écriture poétique de Dib, déjà présentée aux lecteurs il y a quelques années. Pourquoi la poésie? Car, pour la majorité des lecteurs, Dib est connu comme romancier. Certains ignorent même qu’il a composé un certain nombre de recueils poétiques, parmi les plus appréciés par les passionnées des vers et par la critique littéraire. Dib est, en effet, un grand poète. Il n’a jamais cessé de composer des vers, y compris dans le corps même de certains des ses textes en prose. Et puis, n’oublions pas la succulence et la magie de certains paragraphes faites de poésie en prose. Nous revisitons ici quelques œuvres et strophes dibiennes par lesquelles il exalte l’amour de la vie, l’absurdité de l’existence, l’étrangeté des hommes ainsi que leurs pitoyables envies. Sept recueils poétiques de Dib ont été publiés : Ombre gardienne (1961), Formulaires (1975), Omnéros (1975), Feu, beau feu (1979), Ô vive (1985), L’Aube d’Ismaël (1997), L’enfant-jazz (1999) et Le cœur insulaire (2000). Le monde poétique de Mohamed Dib explore les labyrinthes les plus reculés de notre sensibilité en y envoyant des processions de mots nimbés par la magie du rythme et de la mesure. Le texte de ‘’Feu, beau feu’’, par exemple, caractérisé par une écriture brève et dense, se donne comme but primordial le flux simple et mesuré de paroles traduisant des situations ordinaires pleines de candeur et de modestie. Son premier recueil de poèmes, ‘’Ombre gardienne’’, publié en 1961, est préfacé par le grand poète français Louis Aragon qui écrit : « De la douleur naît le chant. D’abord étonné de soi-même. Puis on dirait que pour mieux se reconnaître, l’homme assure mieux dans sa main le miroir. Ayant comparé le monde et sa parole, s’il poursuit, sur cet instrument donné c’est comme au premier moment pour ne retrouver que ce qui est de sa gorge. Longtemps, il écoutera mourir et écho des profondeurs. Choisir…Est-ce qu’on choisit ce transfixement du cœur, ou ce mal qui vous fait les yeux fous ? Je ne sais vraiment si l’on chante pour s’apaiser, apaiser en soi quelque flamme. Mais pourquoi chanter ceci, et non cela ? C’est là l’interrogation terrible du poète devant lui-même, ce miroir intérieur ».
«Mais je chanterai à peine
Pour que ne se mêle guère
La peine à votre sommeil ;
Paix à vous, mères, épouses,
Le tyran buveur de sang
Dans vos vans sera poussière.
Je marche sur la montagne
Où le printemps qui arrive
Met des herbes odorantes ;
Vous toutes qui m’écoutez,
Quand l’aube s’attendrira
Je viendrai laver vos seuils.
Et je couvrirai de chants
Les ululements du temps’’
Poésie aux formes pures, écrite dans une langue déliée, nous abreuvant de belles sonorités et d’images chatoyantes. Écrit en pleine guerre de libération, ‘’Ombre gardienne’’ porte aussi la voix de son pays d’origine et de ses hommes. ’’A cette heure des mutations profondes, des hommes ainsi trouvent en eux-mêmes les accents inattendus de la lumière extérieure’’, ajoute Aragon.
«Ce matin entrouvre ses bras
Dans la brume, la solitude
Et les quelques fleurs de la steppe.
(…)Je regarde ces terres rouges
Et pense : c’est peut-être tout
Ce qui me fait un cœur tenace.
Une voix s’élève soudain
Qui me répond dans la lumière
Infinie et toute tremblante :
‘’Au fil des saisons que les ans
Passent mais jeune je demeure
Jeune je renais, aussi jeune
Que ce jour trempé de rosée
Et tout froid encore. Aime-moi !’
Et le vent reprend : aime-moi…»
Entre onirisme et exaltation de l’identité de l’être et du pays
Chanter la terre natale, glorifier la glèbe nourricière, héler les monts et les vaux, susurrer amoureusement à l’air familier le bonheur d’être là entre les éléments de notre sublime et rebelle nature et au milieu des hommes humbles et laborieux de l’Algérie. Mohamed Dib a porté le pays dans son cœur et dans ses vers :
«Quand la nuit se brise,
Je porte ma tiédeur
Sur les monts acérés
Et me dévêts à la vue du matin
Comme celle qui s’est levée
Pour honorer la première eau ;
Étrange est mon pays où tant
De souffles se libèrent,
Les oliviers s’agitent
Alentour et moi je chante
(…)Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s’arrêtera pas
De héler plaines et montagnes ;»
À propos de sa première œuvre poétique, M. Dib, dans un entretien à la revue ‘’Afrique Action’’ en date du 13 mars 1961, s’exprime ainsi : « C’est mon premier recueil de vers, mais je suis essentiellement poète et c’est de la poésie que je suis venu au roman, non l’inverse. Mes premiers poèmes ont été publiés sporadiquement dans des revues et des journaux. J’en ai écrit des centaines. Mais il arrive un moment où la recherche poétique verbale aboutit à l’impasse, à force de vouloir donner à chaque mot une force particulière. Il faut donc, si l’on veut poursuivre l’œuvre créatrice, changer de domaine, nouvelle, roman(…) Ce thème principal (d’Ombre gardienne) qui donne sa couleur et son ton à l’ensemble, est celui de l’exil. Essentiellement un exil intérieur, un peu comme ‘’L’Albatros’’ de Baudelaire ». Poète d’une grande sensibilité enveloppée dans le halo d’un langage où le ludique et le fantastique se côtoient, Mohamed Dib a réussi à ouvrir de nouvelles voies à la poésie algérienne de langue française, même si, actuellement, les jeunes savent de moins en moins apprécier la poésie. L’école algérienne n’a rien fait pour inculquer à ses enfants les valeurs esthétiques pouvant exalter l’émotion, la sensibilité le rêve et le sens de la condition humaine. À propos de langue d’écriture, Mohamed Dib semble montrer la même conscience lucide et sereine à la fois que, par exemple, Taos Amrouche et Mouloud Mammeri. Une dualité assumée, y compris dans ses désagréments pour la dépasser par un travail de création, par une esthétique particulière qui doit ‘’faire sonner les deux idiomes en sympathie’’, selon la belle expression de Dib.
Amar Nait Messaoud