Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le PDG de Tchinlait-Candia, Faouzi Bekati, retrace le parcours de son entreprise depuis sa création.
Votre société est une entreprise familiale qui a démarré depuis longtemps. Comment ça a commencé ?
Mon père a démarré en 1952 ici à Béjaïa au niveau de la plaine, du côté du domaine de Laâla. Il avait démarré sa limonaderie et représentait les marques «Slim» et «Crush» pour l’Est algérien. Hamoud Boualem avait l’Algérois. C’était une licence espagnole et on travaillait sous cette marque à l’époque. En 1976, après mes études et mon service national, j’ai rejoint mon père à la limonaderie. J’ai acquis ce terrain dans lequel on se trouve à Bir Slem, et nous avons déménagé la limonaderie en 1989. Mon père s’est mis en retraite et j’ai continué à travailler tout seul en continuant à préserver et développer cette activité familiale qui est la limonaderie.
Comment s’est faite la transition entre la limonaderie et la laiterie?
À une certaine époque, on commençait à voir l’arrivée des grosses multinationales en boissons gazeuses. Il y avait Pepsi-Cola, Coca-Cola, Orangina… J’ai commencé à mener une réflexion en me demandant si demain je continuerai à avoir ma place face à ces grandes firmes, dans les soft drinks. La première réponse, c’était qu’il y avait la nécessité de moderniser la limonaderie. À l’époque, on n’utilisait que des conditionnements de bouteilles en verre, alors que les autres utilisaient des bouteilles en plastique PET. Il fallait donc s’adapter en introduisant ces dernières également. D’un autre côté je me suis demandé s’il ne fallait pas commencer à s’engager sur des produits que ces multinationales n’intéressaient pas encore, à l’époque. Je suis arrivé à réfléchir à des produits laitiers aromatisés. Et je me suis rendu compte qu’il fallait utiliser une autre technologie que celle de la limonaderie. J’ai alors poussé la réflexion vers la production de boissons dérivées du lait. Elles ont en commun avec la limonaderie, le conditionnement. Que ce soit en verre, en boites ou en canettes, le conditionnement est le même. La différence majeure réside dans le processing qui est différent entre les boissons gazeuses et celles des boissons dérivées du lait. Le deuxième aspect était lié au pouvoir d’achat des clients des années 90, puisqu’à l’époque, on considérait que la limonade était le dessert du pauvre. Ce n’était plus un produit de base. Ça commençait à devenir un produit de luxe. Ma réflexion me menait à considérer que, quel que soit le pouvoir d’achat des algériens, ils étaient toujours obligés d’acheter du pain et du lait. Au lieu d’aller me battre contre ces grandes sociétés où je ne ferais pas le poids. J’ai donc décidé de m’orienter vers le lait, puisque c’est un aliment de base complet.
Et comment vous êtes-vous orienté vers Candia ?
Quand j’avais pris la décision d’aller vers le lait, j’étais conscient que j’étais un conditionneur limonadier, mais pas un laitier. C’est un métier à part entière et ce n’était pas encore le mien. Je me suis alors demandé avec qui je pourrais m’engager dans cette activité. J’ai pris attache avec un bureau d’études en Belgique et je lui ai demandé de me trouver un partenariat avec des firmes connues en Europe dans le domaine laitier. Il a, à son tour, pris attache avec Danone, Nestlé et Candia. C’est comme ça que le Bureau d’études m’a mis en relation avec Candia qui a une structure à l’International basée à Lyon, et nous avons commencé les discussions. J’ai présenté mon projet, avec un Business Plan et des objectifs à moyen et long terme. C’est comme ça qu’on a convenu d’une franchise pour l’Algérie sur dix années renouvelables. D’ailleurs, nous l’avons déjà renouvelé une fois.
Ce partenariat se poursuit aujourd’hui dans de bonnes conditions?
Tout à fait. Il y a un impact important sur la marque qui était déjà connue par les algériens à travers la télévision. Mais le produit n’existait pas encore sur le marché. Candia est devenu une marque connue dans tout le pays. Cette société a été d’une assistance exemplaire durant toute la période de montage du projet. Que ce soit dans le choix des équipements, de l’emballage, dans le processing, etc. Je n’y connaissais pas encore grand-chose à l’époque. Candia nous a fourni toute l’assistance dont on avait besoin. D’ailleurs, le choix de type de lait est déjà très important. Il y a trois types de laits. Le lait pasteurisé en sachets ou en bouteilles. Il faut d’un côté respecter la chaine de froid et de l’autre, le faire bouillir pour tuer tous les germes qu’il pourrait contenir. Il y a le lait en poudre, de type Lahdha à l’époque. C’est un lait de bonne qualité et n’a pas les mêmes inconvénients que le lait pasteurisé. Sa contrainte réside dans la maîtrise des paramètres de cuisson, qui sont le couple temps et température. Il faut le bouillir juste pour tuer les germes et les bactéries, sans éliminer les oligo-éléments qu’il contient. Et enfin, le lait conditionné UHT. Il a 99% d’avantages. Il est traité en Ultra haute température. Ça veut dire qu’il est chauffé à 143 degrés pendant trois secondes. Donc le couple temps-température est maitrisé. Le lait est chauffé suffisamment pour ne tuer que les bactéries, en préservant les vitamines et oligo-éléments. Ensuite, il est stockable et transportable sans chaine de froid. Et on peut le consommer tel quel, sans obligation de le faire bouillir. Son emballage est très pratique. Il est utilisable en toutes situations. La seule précaution à prendre concerne l’obligation de le stocker dans un réfrigérateur, une fois que l’emballage aura été ouvert. Ce lait devient un produit frais qu’il faut mettre dans un réfrigérateur, parce qu’il aura perdu sa stérilité à partir du moment où il y a pénétration de l’air dans l’emballage. C’est ce qui nous a confortés dans le choix du lait UHT. Ça nous fait quinze ans depuis que nous avons commencé avec Candia. Et si c’était à refaire, je referais la même chose.
Candia est aussi gagnant avec vous, puisque vous avez continué à assoir sa réputation en Algérie et aussi développé des produits inédits ?
Nous payons, chaque année, de royalties à Candia. Et effectivement, nous avons développé son aura, et cette marque est en train de rayonner sur l’Algérie. Après nous, il y a eu huit unités de production de lait UHT, et malgré cela, nous détenons 85% à 90% du marché de ce lait en Algérie.
En termes de marché justement, quelle est la part de Candia dans le marché global du lait en Algérie ?
Les chiffres ne sont pas représentatifs, puisque 80 à 85% du lait en Algérie est vendu sous forme de lait en sachets, parce qu’il est subventionné par l’Etat. Mais si demain, cette subvention venait à disparaître, il est à parier que beaucoup de gens vont se rabattre sur le lait UHT. D’ailleurs, à chaque fois qu’il y a eu pénurie de lait en sachet, la plupart des gens qui se sont rabattus sur le lait UHT ne sont plus retourné au lait pasteurisé. Dans notre partenariat, Candia nous a assuré la formation de notre personnel. Au niveau laboratoire, production, etc. Et ça continue encore aujourd’hui.
Est-ce que votre entreprise envisage d’exporter ce produit et voire même de s’étendre à l’étranger ?
L’extension n’est pas possible, mais on a déjà exporté en Libye. À cette époque, il n’y avait pas de franchise Candia en Libye. Dans nos accords, on ne peut pas exporter vers un pays où il y a déjà une franchise Candia. Au Maroc, en Tunisie et en Libye par exemple, il y a aujourd’hui des franchises Candia. De plus, et à cette même époque, notre objectif était de satisfaire d’abord le marché algérien. Par contre, nous avons investi en Algérie. À cause du problème du foncier à Béjaïa, on a dû aller ailleurs, notamment Alger, où il y avait une opportunité qui s’offrait à nous, et nous avons racheté l’ex-usine de Yoplait. Yoplait et Candia en plus, dépendent du même groupe qui est Sodial. C’était déjà une usine construite selon les normes internationales, et il y avait tout le nécessaire pour faire des yaourts, des petits suisses, le lait caillé etc. On a donc décidé d’ajouter les produits qu’on fabrique à Béjaïa comme le lait UHT, le lait chocolaté et les jus de fruits. La réalité s’est imposée à nous, puisque déjà 40% de notre chiffre d’affaires était réalisé à Alger. Le fait de disposer d’une usine dans cette région allait nous permettre de mieux faire face à la demande. On fait alors des économies d’échelle. Notamment à cause des coûts de transports. C’est ce qui nous a encouragés à acheter ce site à Alger. Malheureusement, à quelques mois de démarrage, on a eu un court-circuit dans les ateliers de production qui a ravagé une bonne partie de l’usine.
Vous confirmez que c’était un court-circuit ? On avait parlé à l’époque de sabotage !
Pas du tout. Ce jour-là il n’y avait pas d’activités. Il n’y avait que le directeur du site avec les équipes allemandes et françaises qui faisaient les réglages des machines. On avait acquis trois lignes de production supplémentaires et il fallait installer les machines et faire les réglages. Il y a eu un court-circuit, mais au début, il n’y avait que de la fumée dans les panneaux sandwichs, sans flamme. Le temps que les pompiers arrivent avec leurs gros engins, le vent s’était levé a attisé le feu et les flammes se sont propagées. On a ainsi perdu neuf lignes de production, dont trois qui étaient neuves et qui n’avaient même pas produit une seule brique de lait. Dieu merci, il n’y a pas eu mort d’homme, et nous avons pu renouveler notre matériel et la production a démarré il y a de cela trois mois, environs.
Vous espérez doubler votre production par rapport à Béjaïa?
Nous espérons en 2016 arriver à Alger au même niveau de production qu’à Béjaïa. Ici, nous avons une production de 700.000 à 800.000 litres par jour. On espère faire la même chose à Alger. D’ici la fin de cette année, nous espérons atteindre le million de litres par jour entre les deux usines de Béjaïa et d’Alger. Depuis que l’usine d’Alger a démarré il n’y a plus de rupture de notre produit sur le marché. En même temps, toutes nos gammes sont présentes dans le commerce. Il y en a une quinzaine et elles sont toutes présentes partout sur le territoire national.
Quel est le nombre d’employés que vous avez ?
Au niveau de Béjaïa, nous avons actuellement cinq-cents employés. À Alger, pour le moment, nous employons plus de deux-cents personnes, et ça augmente au fur et à mesure de notre montée en cadence dans la production.
Vous êtes donc une entreprise créatrice de richesses et d’emplois ? Quels sont vos perspectives pour les 3 à 5 prochaines années ?
Il faudrait d’abord qu’en évolue en matière de packaging. Il faudrait qu’on évolue dans ce domaine, parce que pour le moment, nous n’utilisons que le Tetra Pack suédois et le Combi Block allemand. Il faudrait impérativement qu’on aille vers d’autres packagings. Nous souhaitons, également, élargir nos gammes en fabriquant des produits de Candia non encore disponibles en Algérie, à l’exemple du lait délactosé le lait de croissance, celui du deuxième âge, etc. Nous allons être obligés de continuer à recruter pour faire face aux besoins du développement.
Vous avez dit que ce qui vous empêche de vous développer à Béjaïa, c’est le problème du foncier. Etes-vous toujours demandeur de terrain ?
Aujourd’hui, compte tenu des espaces dont nous disposons à Béjaïa, on n’a pas beaucoup d’alternatives pour stocker la production par exemple. Nous sommes obligés de stocker notre production pendant trois jours pour effectuer les tests de stabilité des produits. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous commençons la commercialisation. Si les résultats sont négatifs, nous détruisons le stock. Et nous manquons d’espace pour stocker le produit fini. Si nous avons un creux dans les ventes, nous n’avons pas assez d’espace pour stocker le produit ni arrêter la production pour quelques jours. Nous faisons alors appel à des particuliers pour louer des espaces de stockage, mais ça ne peut pas durer. Nous venons de terminer la construction d’un bâtiment de huit-mille mètres carrés à Oued Ghir, mais il est destiné au stockage de la matière première.
Avez-vous votre propre réseau de distribution ?
Au début, nous avions effectivement notre propre réseau. Mais nous avons eu des problèmes au niveau fiscal, puisque beaucoup de points de vente comme des grossistes et des supérettes refusaient la facturation et n’acceptaient pas de nous remettre les documents commerciaux comme le registre de commerce et la carte fiscale. Ce qui nous mettait en porte-à faux avec l’administration fiscale. Cela, c’était il y a une quinzaine d’année. Ensuite, nous avons changé notre stratégie, en agréant des distributeurs selon des critères précis, et selon le volume d’affaires dans chaque wilaya, et on leur fait des conditions commerciales progressives. Nous pouvons ainsi appliquer le même prix public de vente sur tout le territoire national. De Maghnia à El Kala, à Biskra, Ghardaïa, … S’il est vrai que nous faisons des prix préférentiels à nos distributeurs, mais c’est nous, qui assurons la supervision sur le plan Marketing et publicité et aussi sur le plan zoning.
Sur le plan strictement économique, comment vous débrouillez-vous avec la dévaluation du dinar ?
Il nous est déjà arrivé d’ajuster nos prix en fonction de la fluctuation des prix de la poudre de lait sur le marché mondial. Nous avons dû le faire trois fois dans la même année. Notre objectif était de répercuter le prix d’achat sur celui de vente, sans prendre de marges supplémentaires. Mais il arrive aussi que parfois les prix baissent. Et l’un dans l’autre, nous arrivons à équilibrer les coûts pour maintenir autant que possible les prix de vente au public. Ce qui est par contre inquiétant, c’est ce glissement dans la valeur du dinar. Cela a commencé il y a une année, et ça continue en s’accentuant. À court terme, il est encore possible de résister, puisque les cours du lait ont vraiment dégringolé. Mais on ne sait pas jusqu’à quand ça va durer. À la vitesse où le dinar est en train de dégringoler, ça m’étonnerait qu’on puisse maintenir ce niveau de prix pour 2016.
Dans vos projets de développement, attendez-vous un geste de la part des pouvoirs publics ?
Pour être sincère avec vous, ce que nous attendons surtout des pouvoirs publics, c’est une équité entre les opérateurs économiques. Nous constatons que ce n’est pas encore le cas sur le terrain. Il faut également faire une différence entre ceux qui produisent en prenant toutes sortes de risques, en créant de l’emploi et de la richesse, et ceux qui importent pour revendre en l’état. Mais c’est le contraire qui a été fait, puisque l’importateur était moins fiscalisé que le producteur. C’est une aberration. Même si depuis, les choses ont été rétablies, l’année précédente, nous avons payé la fiscalité sur la base d’un taux d’IBS élevé. Nous avons payé nos impôts sur une base supérieure à celle appliquée aux importateurs. Ça, c’est une injustice, et c’est décourageant. À la limite, je ne demande pas à l’Etat de réduire la fiscalité. «Ne nous mettez pas les bâtons dans les roues. Ne faites pas en sorte qu’il y ait une inflation galopante, que les produits deviennent chers et qu’ils ne soient plus à la portée du consommateur algérien dont le pouvoir d’achat s’est érodé». Il y a des différences flagrantes dans le traitement des opérations de dédouanement de la marchandise entre nous et l’organisme public qui importe le lait. On nous impose une procédure qui augmente les coûts de la matière première au seul profit des armateurs qui sont payés en devises, et au détriment de la qualité de la matière première.
Est-ce que vous envisagez d’autres productions dérivées du lait telle que la fromagerie ?
Oui, mais pas encore pour le moment. Ce que nous voulons explorer pour le moment, c’est la possibilité de faire de l’élevage de la vache laitière. Avec cela, nous ne serons plus à la merci du marché mondial de la poudre de lait. Nous souhaitons que les pouvoirs publics nous mettent en concession des terres agricoles, pour mettre des modules de vaches laitières, pour avoir notre propre matière première et faire en sorte qu’elle soit algérienne. Cela permettra aussi de réduire la facture d’importation. C’est cela que j’aimerais faire dans l’immédiat, mais nous ne trouvons pas d’aide de la part de l’Etat, en ce sens que nous n’arrivons pas à accéder au foncier nécessaire. Permettez-moi de vous donner un exemple. Il y a une ferme qui appartenait à l’OREVIC qui a 440 hectares à Souk El-Tenine. Il y avait un projet de développement de modules de 500 à 2 000 vaches avec des italiens. Cette ferme est en jachère depuis trente ans. Elle a été sollicitée par des professionnels du lait de notre région, mais personne n’a eu de réponse. On se demande pour quelle raison. J’aimerai aussi ajouter quelque chose: Pourquoi à chaque fois qu’il y a une crise, on se rabat sur ceux qui produisent et qui paient des impôts. Ce qu’on constate, c’est que ceux qui paient la fiscalité ce sont toujours les mêmes. À la longue, on nous pousse à l’usure et à la disparition. C’est un combat de tous les jours, mais ça use. Mais aujourd’hui, ma fierté c’est d’avoir permis à des jeunes sortis de l’université d’avoir un travail et une stabilité. Permettez-moi de vous donner un autre exemple de bâtons dans les roues. Il y a de cela six mois, nos banques nous informent que l’allocation devises pour nos cadres lorsqu’ils vont faire des actions de formation, perfectionnement ou rencontres d’affaires est rationnée. Cela serait dû au fait que nous ferions de la revente en l’état. Pourtant, nous ne faisons qu’une partie infime de nos gammes dans la revente en l’état, à cause du fait que ces produits ne sont pas fabriqués en Algérie. Mais cela ne représente qu’un pourcentage négligeable dans notre chiffre d’affaires. Cette revente en l’état représente à peine 1% de notre chiffre d’Affaires. C’est discriminatoire. Pourtant, nous avons besoins que nos cadres aillent se former et se mettre à jour, négocier des contrats, etc. C’est un retour en arrière vers la politique des années de plomb où nos cadres allaient dormir dans des hôtels miteux et négociaient avec des DG étrangers dans des hôtels à cinq étoiles. De manière générale, les conditions de travail à l’international sont très désavantageuses. Les conditions bancaires font que nous avons régulièrement des pertes de changes incroyables. Et ce n’est spécifique ni à notre entreprise ni à notre secteur. L’ensemble des entreprises se retrouvent dans la même situation. Un dernier exemple, et c’est un scoop. Aujourd’hui même, au niveau de la banque, on nous a informés qu’il n’était plus possible de domicilier une facture sans présenter une attestation de mise à jour par rapport aux impôts. C’est ce qu’on appelle une décision irréfléchie. On veut stopper les importations sans avoir une production locale suffisante pour faire face aux besoins.
Entretien réalisé par N. Si Yani