Entre communion et exubérance

Partager

Après-demain, les villages de Kabylie vont célébrer la fête de Taâchourt, correspondant au dixième jour du premier mois du calendrier musulman. Taâchourt est fêtée avec un si grand faste sur les montages de Kabylie que certains chercheurs en histoire ne se sont pas privés de se poser des questions sur le "mystère"- sans vraiment pouvoir le percer complètement- qui se cache derrière cette exubérance festive et ces rituels au parcours hagiographique.

Il est vrai que, depuis le milieu des années 1980, le rythme et l’assiduité ont quelque peu reculé pour diverses raisons, liées à la dispersion des familles, à un certain niveau d’exode rural, à la décennie noire et, dans des cas très rares mais qui existent malheureusement, à la « nouvelle » religion introduite par le salafisme dans certains villages, laquelle réfute le culte des saints et remet en cause un certain nombre de rites qu’elle juge hétérodoxes. On est alors tenté d’intituler la chronique portant sur la célébration de cette fête : « Taâchourt, entre hier et aujourd’hui », tellement les souvenirs immarcescibles qui se bousculent dans la tête en relation avec cet événement sont, quelque part, contrariés par une actualité moins profuse et peut-être aussi plus bigote.

Néanmoins, n’allons pas vite en besogne. Au cours de ces dernières années, un regain d’intérêt, voire même une certaine fièvre, ont été constatés chez la nouvelle génération qui cherche à rétablir les repères culturels et identitaires de la région, dont la célébration de Taâchourt constitue un des piliers.

Parmi les écrits des hommes de lettres de Kabylie au sujet de Taâchourt, on a retrouvé cette lettre écrite par Mouloud Feraoun le 30 octobre 1949 à une famille française, amie de l’écrivain, les Nouelle. Le paragraphe est extrait de « Lettres à ses amis », un livre publié en 1969 aux éditions du Seuil sur la base de lettres que Feraoun a échangées avec ses amis et que l’écrivain Emmanuel Roblès a rassemblé dans un volume.

« Maintenant si vous voulez savoir ce que c’est que l’Achoura, c’est une autre histoire. Il y a d’abord un Aïd qui termine le carême; puis un autre Aïd, on tue un mouton. Puis, l’Achoura un mois après : étymologiquement, la fête du 1/10e, chacun doit donner le 1/10e de ce qu’il a. En principe ! Après, c’est le Mouloud, naissance du Prophète, quelque chose comme Noël; ça viendra vers janvier. Mouloud est un des noms du Prophète. Je suis donc bien servi, et j’aurai certainement ma place au Paradis kabyle qui diffère des autres paradis musulmans. Une particularité de l’Achoura, c’est que pendant quatre jours, il est interdit de travailler, surtout de coudre, moudre, fendre du bois, écrire, sous peine de trembler à sa vieillesse. Tous les vieux de chez nous qui sont affligés de tremblements avouent qu’il leur est arrivé de travailler pendant l’Achoura. Je sais ce qui m’attend, moi qui ne fête aucune Achoura ».

Ayant accompagné cette fête pour le compte de notre journal depuis les premières années de sa fondation, nous reprenons ici quelques paragraphes-images qui gardent toute leur fraîcheur.

Jeddi Menguellet et Cheikh Aârav : points focaux

C’est l’une des rares fêtes à être célébrée avec autant de faste dans les cantons de la Haute Kabylie et dans la haute vallée de la Soummam (Iwakourène). On n’est certainement pas prêts de percer le mystère de l’exception et du privilège dont bénéficie cette journée, ces journées devrions-nous dire puisque les cérémonies s’étalent parfois sur trois à quatre jours.

Une grande partie de l’ancienne fédération des Igawawène fait de cette fête une occasion de réjouissance, de retrouvailles familiales et de parades galantes. Aïn El Hammam, Larbaâ Nath Irathène et Ath Menguellet sont à la tête du peloton pour donner tout son faste et toutes ces couleurs à une fête unique dans le calendrier festif de la région. Comme certaines régions fêtent bruyamment le Mouloud (naissance du Prophète), la Haute Kabylie a jeté on ne sait pourquoi, son dévolu sur l’Achoura qu’elle se fait un point d’honneur de célébrer d’une façon fort expressive et très chatoyante.

Les points de ralliements sont généralement les mausolées des saints marabouts disséminés à travers les crêtes de nos montagnes. À cette occasion, celui qui a emporté les suffrages de la fête est incontestablement Jeddi Menguellet dont le mausolée se trouve au cœur du aârch des Ath Menguellet, dans la commune de Aïn El Hammam. Perché à 900 m d’altitude entre Taourirt Menguellet/Ouaghzène et Tililit/Aourir, Jeddi Menguellet est le saint patron vénéré de cette région dont l’aura et l’influence rayonnent sur plusieurs dizaines de kilomètres. On vient de Mekla, Azazga, Larbaâ Nath Irathen, Iferhounène, Akbil et même d’Aghbalou et Aït Melikèche (situés de l’autre côté du Djurdjura) pour festoyer à l’occasion de l’Achoura et invoquer la puissance et le pouvoir d’intercession du saint. Le déplacement sur ces lieux est vu parfois comme un devoir auquel on ne peut pas se soustraire. C’est l’un des rares moments d’expression de joie collective en dehors des fêtes estivales de mariage ou de circoncision.

Taâchourt à Jeddi Menguellet est le rendez-vous du tambour, de la danse, des habits bariolés, des senteurs féminines, des regards galants, des youyous à perte de voix et de rires à éreinter les zygomatiques. Le long des chemins et raidillons qui mènent sur les lieux de la fête, des enfants souriants, de fringues neuves vêtus, de filles aux robes diaprées papotant à qui mieux, des femmes au pas décidé voulant cumuler bénédiction et fiesta, tout ce beau monde se rend souvent à pied, par le moyen de transport public et parfois en voiture. En tout cas, pour ceux qui s’y rendent par

Viatique sacré et fortes sensations

véhicules particuliers, le stationnement n’est pas une partie de plaisir tant tous les coins et les recoins de l’étroite route goudronnée située en bas du mausolée, et qui descend sur Yatafène et Ath Ilem, sont occupés dès le petit matin. Peu importe le moyen de transport, pourvu que, avec les copains et les amis rarement réunis de cette manière, on puisse se défouler et donner libre cours à son corps envoûté par les rythmes séculaires et authentiques du tambour et des fifres.

Des processions interminables d’hommes et de femmes pressent le pas depuis Icherridhène, Aït Mimoun et Ath M’Raou le long de la RN 15, poussées par le souffle éthéré de la promesse d’un divertissement certain et d’une visite où se mêlent souvent le profane et le sacré. Le même spectacle est visible sur la route qui mène de la cité Akkar de l’ex-Michelet jusqu’au grand virage aigu en contrebas de l’édifice du mausolée du saint homme.

Jusqu’à sa disparition en 1998, Kaci Iboudrarène était le tambourinaire attitré de la place de Jeddi Menguellet pendant la fête de Taâchourt qui s’étale parfois sur quatre jours et trois nuits. Les pèlerins ont droit à des agapes collectives où le couscous aux pois chiches, accompagné de viande, est roi. Les cérémonies se déroulent dans une atmosphère de bonhomie et de sérénité irréprochables. Les femmes et les hommes siègent dans une forme de relative mixité. À chacun des sexes est réservé une sorte de pavillon pour dominer la scène et la piste de danse. Mais les pavillons ne sont pas hermétiques ; leurs occupants circulent librement et les scènes de discrète galanterie ou de drague pudique ne sont pas rares entre jeunes. Il arrive même que, après l’Achoura, des mariages se contractent sur la base des connaissances nouées pendant cette fête grandiose.

La plate-forme occupée par les tambourinaires et les flûtistes (au nombre de quatre) est constituée d’une scène sous forme de petite chaumière recouverte de roseaux à claire-voie et ouverte vers le public dansant. Elle se prolonge par la piste de danse qui forme généralement une aire de quelques mètres carrés clôturée pour laisser évoluer les danseurs à l’aise. Le tout est encadré par des haut-parleurs qui diffusent et portent loin le rythme endiablé ou languide des tambours en même temps qu’ils transmettent à des kilomètres à la ronde les cris exaltés et les gémissements jouissifs des danseurs en état d’extase soutenus par de longs et profonds youyous amoureusement déployés par les femmes. Les haut-parleurs diffusent parfois aussi des «avis de recherche» quand de petits gamins s’égarent parfois dans la foule compacte.

Souvenirs émus

Nous gardons le souvenir ému des balades que nous faisions autour du mausolée avec les amis du lycée parmi lesquels figure celui qui deviendra un martyr de la citoyenneté et de la démocratie. Nous avons nommé ici Amzal Kamal, dit Madjid, le digne fils de Tiferdoud. Il était l’exemple même de la bonté et de la joie de vivre, lui qui ne manquait jamais ce genre de rendez-vous festifs.

Taâchourt avait, jusqu’au début des années 80 un autre grand pôle d’attraction sur les hauteurs de la Kabylie. Il s’agit du saint Cheikh Aârab du village de Taourirt-Amrane, dans le aârch des Ath Bouyoucef. Cheikh Aârab, homme pieux et respecté de son vivant, sera vénéré après sa mort au début du 20e siècle. Son mausolée se trouve dans la propriété des Ath Bouali, à l’extrémité Nord du village sur une parcelle dénommée Atitallah.

La fête de Taâchourt est vécue dans sa plénitude à Taourirt-Amrane autour de Cheikh Aârab et en communion parfaite avec les villages avoisinants, à savoir Agouni n’Teslent et Tiferdoud. L’artiste Dda kaci Iboudrarène était sollicité à qui mieux lieux par les gestionnaires de la fête de Jeddi Menguellet et de Taourirt-Amrane. Dans le cas où il échoit à ce dernier village de recevoir Dda Kaci, c’est alors la grande kermesse qui durera trois à quatre jours d’affilée.

La famille des Ath Bouali met tous ses moyens pour honorer la mémoire du saint homme, donner une image d’hospitalité respectable au village et accueillir les visiteurs qui cherchent joie et bénédiction. Dda Mokrane, le représentant de la famille se démène pour satisfaire tout le monde : nettoyer le parterre et la piste de danse, placer les guirlandes électriques aux endroits stratégiques pour bien éclairer la scène, disposer les chaises pour les adultes et surtout pour les vieilles personnes et enfin, faire préparer les repas pour les visiteurs et pèlerins, particulièrement pour ceux qui viennent de loin. Aujourd’hui disparu, Dda Mokrane laisse un souvenir indélébile d’un homme vertueux et serviable ayant pu concilier le sens de la fête et le caractère sacré des lieux. Taâchourt à Taourirt-Amrane scelle la communion entre les villages qui participent à sa célébration autour de Cheikh Aârab. Les petites placettes à la périphérie du mausolée, à l’exemple d’Inourar et des champs voisins, abritaient des grappes humaines, vieux, jeunes, femmes qui, une fois par année, viennent se ressourcer aux rythmes ancestraux des fifres et des tambourins.

Une tradition familiale locale veut que la viande de mouton, séchée, salée et réservée depuis l’Aïd El Kebir, soit sortie et consommée à l’occasion de l’Achoura. Ce genre de conservation par le moyen de la salaison était, avant l’accès au réfrigérateur, la seule méthode possible pour les produits carnés. Pour le goût particulier que la viande séchée donne à la sauce et au couscous, et aussi pour des raisons de jalouse tradition à conserver, cette pratique est toujours en vigueur dans la région pour une partie de la bête immolée.

La Haute Kabylie possède encore d’autres lieux de pèlerinage pendant la fête de Taâchourt. Nous citons pour exemples le village de Boudafal, autour du saint tutélaire local, et le mausolée de Cheikh Mohand Oulhocine, tous les deux dans la commune d’Aït Yahia. Dans le village d’Agouni n’Teslent, on confectionne, à l’occasion de cette célébration, des bâtons bien droits appelés Tahayuts, rayés de façon hélicoïdale, que l’on donne aux petits enfants pour aller faire du porte-à-porte dans tout le village en vue de demander Aheddur ou bien Afdhir (fin feuillet de galette) aux chef de ménage tout en élevant le bâton dans l’air. Pendant sa marche dans les venelles des quartiers, l’enfant récite une comptine par laquelle il exprime sa demande : Hayu, Hayu ! Fkiyi aheddur…

Chez les Iwaquren, c’est Timechret

Dans d’autres villages de la Kabylie, ce sont des sacrifices d’ovins ou de bovins qui sont faits à l’occasion de l’Achoura. Il en est ainsi de l’aârch Iwakourène dans la petite ville de Rafour (wilaya de Bouira) où deux anciens villages, Ighzer et Taddart Lejdid, célèbrent d’une façon fastueuse ce rendez-vous. Pour avoir déjà couvert l’événement pour le compte de La Dépêche de Kabylie, nous avions eu l’occasion de rendre compte du caractère grandiose des cérémonies pendant lesquelles plusieurs dizaines de veaux sont sacrifiés dans le rite qui s’appelle Timechret. Les veaux sont acquis soit par des dons de particuliers soit par l’achat au moyen de la caisse collective du aârch. À cette occasion, tout le monde mange de la viande, y compris les éventuels invités qui viennent rendre visite à leurs familles pendant cette période. Des cérémonies de prières et de vœux de bonheur se déroulent également dans des parterres spécialement conçus pour ce rite. Le travail est accompli par les associations des deux villages, composées de jeunes, qui se font aider par les comités de village constitués de sages.

Amar Naït Messaoud

Partager