À l'occasion du 20e SILA, nous reviendrons ici sur quelques aspects de la critique littéraire, base et fondement du classement et de la consécration des écrits littéraires qui passeront à la postérité.
Incontestablement, l’Algérie souffre du déficit des instances de critique littéraire (revues spécialisées, émissions de télévision et radio, sites électroniques spécialisés). Les publications permises par la générosité de l’Etat dans le cadre des festivals et autres manifestations du genre « Capitale de… » ont faussé le jeu et même tenté par endroits, de consacrer la médiocrité. En l’absence d’instances académiques ou de canaux professionnels indépendants, devant passer au crible la production littéraire et la soumettre à une vision esthétique bien déterminée, il est malaisé de se prononcer sur les mérites des uns et des autres ou sur une éventuelle politique d’encouragement par les prix. Dans une allocution donnée, avant-hier lundi, au Salon du livre d’Alger, qui se tient depuis le 29 octobre dernier, le romancier Amin Zaoui fera savoir que « rien ne sert d’écrire si on se contente de coucher sur du papier ce que le lecteur attend déjà. Je veux déranger le lecteur. Le romancier doit écrire ce que le lecteur ne sait pas, ne peut pas deviner ». Indubitablement, chacun a sa vision de l’importance et de la portée de l’acte d’écrire. Mais, il semble que le plus difficile à réaliser, c’est bien cette jonction intime avec le lecteur ; l’entrainer dans un monde esthétique, poétique ou intellectuel qui l’élève au-dessus de sa condition prosaïque ou mondaine. La profusion des écrits littéraires, même si elle peut renseigner d’une manière approchée sur l’état de santé culturelle d’un pays, ne peut s’inscrire dans la durée de l’histoire littéraire que par un travail de sélection, de classification et de promotion des œuvres. Il est tout à fait évident qu’un premier travail d’ « élagage » s’effectue par une sorte de décantation naturelle qui fait émerger le « bon goût » du moment, selon l’expression classique. Cependant, une intervention de l’élite intellectuelle composée d’universitaires et d’hommes de culture, permet de baliser les idées, de consacrer des tendances et, souvent, de faire émerger des courants. Cette intervention, généralement non institutionnalisée, se fait dans le monde moderne par le moyen de la presse écrite, de la radio, de la télévision, des colloques et des écrits universitaires. L’histoire de la critique littéraire, qui assure une fonction culturelle, idéologique et esthétique certaine, même si elle remonte sur le plan formel aux heures de gloire de la renaissance littéraire européenne, ne se confond pas toujours avec l’histoire de la création littéraire elle-même. Des décalages temporels, parfois considérables, séparent l’œuvre de son analyse critique. L’un des plus prestigieux critiques littéraires du 19e siècle, Sainte-Beuve, avait, dans ses deux ouvrages intitulés ‘’Portraits’’ et ‘’Causeries du lundi’’, assis une méthode toute classique de l’analyse des œuvres littéraires de son époque et des créations plus anciennes. Taraudé par le destin du classicisme et l’agitation du romantisme, il conclut que le premier a une valeur de consentement et le second d’inquiétude devant le siècle. Dans une critique acerbe de Lamartine, Sainte-Beuve renie le courant romantique, lequel, dit-il, ne sied qu’à la jeunesse.
Les pères fondateurs de la critique littéraire
Depuis les restrictions des libertés d’expression sous l’Empire, Sainte-Beuve ne veut plus parler de politique ; il pense que la philosophie est suspecte ; il est interdit de ne pas faire l’éloge de l’Église catholique. Quant à la morale, Sainte-Beuve s’en est éloigné depuis la condamnation Baudelaire, Flaubert et Feydeau ont été condamnés.
Il lui restait alors la « littérature pure »’ qu’il voulait dégager comme entité qui n’aurait aucune relation avec la politique, la religion et la morale. Il avait alors excellé dans les biographies et les portraits d’auteurs qui remplissaient la République des lettres. Cela ne l’empêche évidemment pas de faire sa propre analyse, de tracer les jalons du bon goût et de dire crûment son opinion à propos de l’œuvre. « Le propre des critiques en général, comme l’indique assez leur nom, est de juger, et au besoin, de trancher, de décider »’. Les thèmes des ‘’Causeries’’ sont d’une extrême diversité et dictés par l’actualité éditoriale ou les goûts du critique. Il y embrasse aussi les ouvres littéraires antiques que les créations des Lumières ou de son temps. L’auteur a beaucoup évolué par rapport à son ouvrage « Portrait »’. D. Madelénat note que ‘’La Causerie’’ marque, par rapport au Portrait, un triomphe de l’essai sur la biographie et du jugement sur la compréhension par sympathie : mutation radicale du point de vue, de la manière et du style. Le critique, désormais, sans négliger l’homme, l’aborde davantage par ses œuvres, sur lesquelles il jette un regard aigu, désabusé moins indulgent sous l’extrême urbanité de ton ; le portrait est plus ramassé les traits s’accusent avec plus de vivacité. Une extrême liberté de composition donne souvent l’impression que le sujet est prétexte à une guirlande de développements brillants ou incisifs. Les partis pris ne se déguisent plus, et des arrêts sont souvent prononcés, d’abord au nom de l’idéal classique, de la raison et du goût, puis, à partir des années 1860, en fonction d’un historicisme nuancé’’.
Pour se préparer à de tels jugements, l’auteur procède au recueil de la matière première : les documents originaux des œuvres, les témoignages et toutes sortes de notes et de renseignements pouvant éclairer son analyse et l’aider dans son jugement.
Ce modèle classique de la critique avait fait des émules parmi la classe intellectuelle européenne jusqu’au début du 20e siècle. Outre la publication d’ouvrages de critique, ceux qui sont passés professionnels en la matière ont souvent eu recours au support du journal et surtout de revues spécialisées.
Dépasser le « bon goût » pour l’horizon de la sociocritique
Albert Thibaudet rappelle que la naissance de la corporation critique a lieu en fonction de celle de deux autres corporations, inexistantes avant le 19e siècle, celle des professeurs et celle des journalistes. Dans son ouvrage intitulé ‘’Physiologie de la Critique’’ (1930), il distingue trois niveaux de critique : «La critique des honnêtes gens, ou critique spontanée, est faite par le public lui-même, ou plutôt par la partie éclairée du public et par des interprètes immédiats. La critique des professionnels est faite par des spécialistes dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une certaine doctrine commune, d’établir entre les livres de tous les temps et de tous les lieux une espèce de société. La critique des artistes est faite par les écrivains eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissent sur leur art, considèrent dans l’atelier même ces œuvres que la critique des honnêtes gens voit dans les salons et que la critique professionnelle examine, discute, même restaure, dans les musées».
Une intéressante histoire de la critique nous est offerte par le prestigieux ouvrage de Roger Fayolle, intitulé ‘’La Critique’’ (1964). L’auteur y retrace l’histoire de cette discipline et replace certains célèbres critiques (Sartre, Max-Pol Fouchet, Maurice Nadeau, Pierre-Henri Simon,…) dans les rôles qui sont les leurs.
En son temps déjà Albert Thibaudet a distingué une critique qui évalue et apprécie- pour abaisser ou pour exalter- et une critique qui scrute et mesure, pour mieux connaître. Selon les termes de Roland Barthes, on peut parler de critique de ‘’lancée’’ et critique de structure.
Quels que soient les supports matériels de l’expression de la critique (revues, journaux, TV, ouvrages universitaires) et malgré la différence de niveau pédagogique qui les caractérise, la critique littéraire a fini par constituer une discipline à part entière, presque un corps de métier dont les sources et les ressources philosophiques se sont grandement diversifiées au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Structuralisme, psychanalyse, sociologie sont quelques unes des disciplines extérieures auxquelles a fait appel la critique littéraire.
L’expression « nouvelle critique »’ désigne moins une école qu’une tendance commune, ‘’un même type de recherche qui choisit de privilégier l’œuvre, non pas à la façon d’un sanctuaire dont on se tient à distance par impuissance ou par respect, mais comme le lieu même de l’enquête ou, à tout le moins, son point de départ obligé’’, selon ‘’La Littérature en France de 1945 à 1968’’ (Bordas, 1982). Cette nouvelle tendance puise dans la linguistique, la psychanalyse et dans le marxisme (à l’exemple de Lucien Goldman).
Ébauche d’une critique algérienne
Jacques Lacan, Roland Barthes, Marthe Robert, Tzvetan Todorov, Gérard Genette, Julia Kristeva, Georges Lukas,… sont autant d’analystes qui ont donné à la critique littéraire un souffle et un horizon nouveaux qui l’amène à appréhender les œuvres littéraires sous le regard des sciences humaines, aussi diversifiées que la sémiologie, l’histoire, la psychanalyse, la sociologie,… etc. En Algérie, des efforts méritoires ont été déployés par des individus ou des équipes de chercheurs pour décrypter avec des moyens modernes les œuvres littéraires algériennes. Pendant les années 1980, Dalila Morsly, Christiane Achour, Beidha Chikhi, Boualem Souibès, Zineb Ali Benali, Denise Louanchi, Nadjet Khedda, Mourad Yellès Chaouche, …etc. ont initié des travaux de critique littéraire relatifs aux textes de Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Assia Djebar,… C’est un véritable capital en matière d’investigation et de recherche universitaires qui permet de situer les œuvres littéraires algériennes dans le contexte de l’imaginaire national, de l’inconscient collectif et de la psychologie individuelle. La revue Kalim, qui était éditée par l’OPU (Office des Publications Universitaires), était une véritable tribune de recherche et de critique littéraires. Nous pouvons apprécier déjà des titres d’études comme : «Le mythe de la « ville nouvelle » dans le discours utopique dibien», « Structures du récit dans Cours sur la rive sauvage », « Nedjma : Quête d’identité et découverte d’altérité » et « Loin de Nedjma : de la locution à la fiction poétique ».
Nous pouvons, néanmoins, nous poser la question de savoir quel est le rôle de la critique littéraire dans un pays où l’acte de lecture n’est pas consacré comme principe de formation et de culture et où l’enseignement de la littérature est réduit à la portion congrue. Comme le souligne Antoine Compagnon, professeur à l’université de Columbia, « la critique littéraire est inséparable de l’enseignement de la littérature. Elle sert à légitimer cet enseignement et elle fournit des pédagogies. Elle permet de parler de la littérature autrement que par jugements de valeur. Elle est dépendante de la littérature comme institution scolaire ».
Amar Naït Messaoud

