Des trabendistes de Tizi à Maghnia

Partager

Reportage de Ahmed Benabi

En Kabylie où le chômage et la malvie font encore des ravages, la jeunesse lutte contre la désillusion et continue à s’accrocher aveuglément à la vie. Certains d’entre eux, las d’attendre leur salut, ont pris le taureau par les cornes et ont décidé de se mettre à leur compte.Leur activité n’est pas forcément légale, ils le savent mais suffisamment juteuse pour l’arrêter sur un coup de tête. Pour cela, ils font, chaque semaine des milliers de kilomètres et risquent leur vie et leur capital pour rallier la ville de Zouia aux frontières marocaines et s’approvisionnent en marchandises en tous genres. Ils sont jeunes, grossistes et détaillants. Leur périple est épuisant et très dangereux. Nous avons décidé de les accompagner pour remonter la filière marocaine. Le voyage était une véritable aventure. Ce n’était pas uniquement pour s’informer sur les tarifs d’achats et les modalités d’acheminement des marchandises mais aussi et surtout, pour savoir si le métier de trabendiste vaut la peine, aujourd’hui encore, d’être exercé.Nous entamons notre long périple dans la matinée de lundi à 4h tapante. Nous avons rendez-vous à Tizi avec Nassim et Rachid que nous n’allons pas lâcher d’une semelle, pour quatre jours et trois nuits. C’est dans la rutilante Clio du premier âge, d’à peine 25 ans, que nous rallions la capitale.Le véhicule est abandonné dans le parking de Tafoura, pour pouvoir le récupérer au retour et nous embarquons dans le train, destination Oran, sur conseil de Rachid qui fait ce même trajet depuis bientôt six ans. Nous prenons place dans le premier wagon, notre accompagnateur le trouvant plus calme et “moins encombré” que les autres.A quelques minutes du départ, un jeune homme blanc, petit et frêle monte à bord. Il est tellement turbulent qu’il n’a pas pu passer inaperçu.Tous les passagers du wagon se retournaient avec une certaine gêne pour voir ce petit monstre qui les importune dans leur quiétude. Il s’agit de Moh, un trabendiste de Baïnem. C’est notre troisième accompagnateur.A l’heure du départ, la première voiture du train était toujours dégarnie. Trois minuscules grappes de jeunes occupent les bancs. Des jeunes qui, après avoir échangé des salutations fort complices avec nos amis de Tizi, se sont discrètement faufilés au fond du wagon pour s’y installer. Leur allure les trahit. Leurs discussions aussi. Ce sont bien des trabendistes kabyles pour la plupart.Lorsque nous quittons la gare d’Agha, à 7h45min, Moh, le dit-tout est dans tous ses états. Il parle, il gesticule, il se lève, s’assoit, se relève encore pour se faire entendre, et va même jusqu’à faire d’incessants va-et-vient dans la voiture pour saluer les passagers.Pendant ce temps Nassim, son ami de toujours, nous parle de lui : “Ne te fie pas à ces comportements. Il est très aimable, tu vas rapidement l’adopter…”Lorsque Moh s’assagit enfin plusieurs minutes plus tard, nous confirmâmes les appréciations de Nassi. Le petit Algérois, comme il se surnomme, n’a rien d’un monstre. Sa courtoisie et son extrême gentillesse nous étonnent. Les centaines de kilomètres parcourues avec lui nous apprendront plus sur ses qualités humaines.Il est presque 9h. Nous venons juste de quitter la gare de Blida. Un sommeil furtif (et étrangement lourd) nous assomme graduellement. Moh ne parle plus. On ne demandait guère plus. On s’offre un court et précieux moment de repos.L’arrivée à Oran s’effectue à 13h, après cinq longues heures de trajet. Pour nous, inhabitués à ce genre de voyages, c’est la délivrance. En foulant le sol d’El Bahia, nous prenons une immense bouffée d’air. Nous nous efforçons d’oublier les tracasseries de la matinée pour pouvoir s’offrir un après-midi plus agréable. Mais nos accompagnateurs ont vite fait de nous signifier le contraire. “Il faut presser le pas et atteindre l’hôtel avant qu’on ne nous repère”, nous lance Nassim sur un ton ordonnateur. Puis, comme agacé par notre lenteur, il rétorque : “Il faut surtout qu’on reste groupés. C’est l’une des villes les plus dangereuses du pays et avec les importantes sommes qu’on a sur nous, on risque l’agression à tout moment.Et puis, il faut bien arriver à Zouia avant le coucher du soleil”.On déambule une petite dizaine de minutes, alternée par quelques moments d’affolement et on débarque à l’hôtel El Brag, sis à l’avenue Zabana, en plein cœur d’Oran. De l’extérieur la bâtisse semble être d’une propreté convenable, mais dès qu’on a accédé au hall, nous avons tout simplement revu notre appréciation. On l’aura vite compris, notre séjour dans cet hôtel sera loin d’être une sinécure.A la réception (ou ce qui semble l’être) trois jeunes hommes, très bruns, devisent bruyamment avec certains clients. L’accès à l’étage est quasiment obstrué par de gigantesques colis drapés de fines bâches de couleur noire. A l’intérieur, on ne reconnaît pas les clients des trabendistes. Tout le monde erre dans tous les sens. Le vacarme que ces va-et-vient créent est indescriptible. “T’en fais pas, c’est pas aujourd’hui que tu crécheras ici, c’est demain”, nous lance Rachid comme pour nous extirper de l’état de déception dans lequel ont était plongé. Nos accompagnateurs s’empressent de réserver deux chambres et on déguerpit.“Nous n’avons pas de temps à perdre. on va couper notre faim, on sautera dans un taxi vers Zouia. le marché ferme à 19h…”, s’exclame Nassim qui, ayant remarqué la dureté de son ton, se met à nous fournir explications et justifications. Il nous dit, tout d’abord que le choix de l’hôtel “est totalement indépendant de leur volonté”, car soutient-il, c’est le seul endroit où leur activité de trabendistes est ouvertement toléré.“Vous savez, les temps ont fait qu’une organisation des plus efficaces s’est mise en place autour de cet hôtel. Il fait office d’une véritable plaque tournante. Les trabendistes peuvent y rencontrer les barrages (les passeurs), les négociants, les livreurs et même les taxieurs.”Tout ce beau monde travaille en complémentarité. La quasi totalité des transactions effectuées à Zouia et Maghnia sont conclues ici. Plusieurs milliards de centimes y changent de main chaque jour.La route de la fortunePour atteindre Zouia, il faudrait encore faire trois heures de route. La ville est à 210 km au sud d’Oran. Nous, éreintés par 500 km de train et une nuit trop courte, on arrive à peine à se tenir debout.Les seules mots que nous prononcions étaient destinés à ne pas froisser nos accompagnateurs quand ces derniers nous appostrophaient. Moh se charge de dénicher un taxi. Il se saisit de son portable, effectue une communication et moins de deux minutes après, notre transporteur avait déjà immobilisé son véhicule au bas de l’hôtel. Il s‘appelle Boumediène, il a 48 ans. Sa Peugeot 404 est dans un état peu enviable, déglinguée et poussiéreuse, elle dissuaderait le plus téméraire des aventuriers. Mais Boumediène ne voit pas son bijoux de cet œil. “Wah, wah ! Iyanna, chouia, bessah el moutour taâha sendid !” (Oui, oui, elle est un peu vieille, mais son moteur est très solide) nous dit-il orgueilleusement. On quitte Oran à 15h, on devrait atteindre notre destination avant la tombée de la nuit. Au fil des kilomètres, on s’est une nouvelle fois entortillés par des bouts de sommeil lourd et entrecoupé. Des douaniers en faction nous réveillent à El Maleh, à l’entrée de Aïn Temouchent pour un contrôle de routine. Boumediène, le chauffeur, s’est substitué à Moh dans des discussions de longue durée. Sa disponibilité verbale nous a été d’un grand apport. Les débats qu’on a avec lui étaient très enrichissants, surtout que notre taxieur n’est pas le genre à nous répondre à demi-mot.“Ici, tout se vend, la misère est tellement présente dans les cœurs et les maisons que beaucoup de gens se voient obligés de se reconvertir en contrebandier, même à petite échelle”, s’exclame-t-il en l’interrogeant sur la nature des trafics pratiqués dans la région. Mais, sans vraiment lui demander notre interlocuteur ira plus loin que ça : “Les moins friqués se sont spécialisés dans le trafic de carburant. Un jerrican de 20 litres acheminé vers le Maroc rapporte 300 DA de bénéfice. Et puis, il faut bien le dire, ces gens-là sont encouragés par la corruption et les pots-de-vin. Certes, beaucoup de passeurs ont été chopés en flagrant délit, mais ils ne sont, en réalité, qu’une infime minorité. 90% des passeurs appréhendés sont libérés sur le champ en contrepartie d’une somme souvent modique”. Les propos du taxieur se passent de tout commentaire. Les faits qu’il raconte sont navrants mais bien réels.Soudain, sur une immense ligne droite, un cortège de Renault 25, composé de six véhicules en file indienne, nous doublent à toute allure. Les voitures étaient si rapides que leur souffle a failli balayer notre fébrile 404. Leur manœuvre était osée et très dangereuse. Un carombolage meurtrier fut évité de justesse. “Ces fous du volant sont des harragas, c’est eux qui font la loi ci”, s’exclame Boumediène sur un air d’amertume.De fait, les discussions s’animent autour de ces mystérieux personnages. Nos amis nous apprennent que, dans la majorité des cas, ce sont des bandes très organisées et très dangereuses qui ne reculent devant rien pour accomplir leur besogne. Leur métier c’est d’assurer le transfert des marchandises (même prohibées) depuis le sol marocain jusqu’à Zouia, Maghnia ou encore Oran. D’après nos interlocuteurs, les harragas sont souvent munis d’armes blanches. Ils n’hésitent pas à forcer les barrages de douaniers et des gendarmes, quand ces derniers tentent d’immobiliser leurs voitures.Ces voitures, les fameuses R 25 sont choisies pour la puissance de leur moteur et aussi (et surtout) pour l’énorme quantité de carburant que leurs réservoirs peuvent contenir. Le trafic de fuel est l’une de leur principale activité.Vers 18h, à une dizaine de kilomètres de Tlemcen, nous ralentissons à l’entrée d’une intersection étrangement dépourvue de point de contrôle. On bifurque à droite. Maghnia n’est qu’à 43 km. La route qui y mène est très fréquentée. La circulation routière y est très dense. Il y a bien évidemment les dangereuses R 25 aux allures provoquantes et agressives, mais aussi beaucoup de taxis et de camions de différents tonnages dont les cargaisons sont soigneusement couvertes d’immenses bâches. Depuis Maghnia, que nous visitons 30mn plus tard, une route toute aussi rapide et bien entretenue nous mène à Zouia, 23 km plus au sud.De loin, le beau crépuscule de l’Ouest vous offre un spectacle envoûtant. Toutefois, les lueurs rougeâtres du coucher du soleil sont constamment voilées par les passages, incessants, des véhicules en tous genres. Le rayons d’un beau soleil à l’agonie sont entrecoupés, certes, mais toujours ravissants.

Le paysage est d’une beauté rare, mais il mérite d’être regardé d’un peu plus près. De là où nous sommes, le site contraste violemment avec le bruit agaçant des moteurs. Soudain, un autre spectacle, jusque-là voilé par une colline, nous saute à la figure. Oujda, la marocaine, est à portée de main. Tous feux allumés, la ville s’arrache à l’obscurité et illumine son ciel. Mais Oujda n’est pas que séduisante. Elle est également importante à tous points de vue. Elle fait nourrir des centaines de famille sur la bande frontalière algéro-marocaine. Sans elle, le marché de Zouia n’aurai jamais existé. Les habits, les textiles, les chaussures, les portables et même les fruits qui y sont vendus proviennent de cette ville. La suite du trajet nous réserve le meilleur. En avalant nos derniers kilomètres, nous avons droit à des scènes drôles, insensées et parfois même proches du burlesque. L’obscurité n’étant pas tout à fait parfaite, nous pouvons apercevoir sur les deux côtés de la chaussée, des files entières d’ânes, exagérément chargés de jerricans de carburant prendre la route de l’Ouest vers le Maroc. Oujda n’est qu’à 4 km. Etant déjà mis au parfum sur ce phénomène, la scène ne nous surprend pas outre-mesure. Ce qui est frappant par contre, c’est l’intriguante tranquillité avec laquelle les passeurs agissent. Lorsque nous demandons à Boumediène, notre chauffeur de taxi, de s’arrêter pour mieux voir la caravane, les contrebandiers du fuel ne semblaient aucunement inquiétés. Notre présence ne dérange personne. Nos questions non plus. “Oui, je transporte de l’essence et je sais que c’est illégal, mais je dois bien nourrir ma famille. Le fuel me fait gagner 15 à 20 DA sur chaque litre vendu au Maroc. Si vous avez autre chose à me proposer, je raccrocherai volontiers !”, se défend un des passeurs qui a refusé de nous dévoiler même son lieu de résidence. Cet homme, à la chevelure grisonnante, semble avoir dans les 50 ans. Il est accompagné de ses deux fils et convoie six mulets. Le regard perçant, le visage refaçonné par le temps et les malheurs, notre interlocuteur interrompra la conversation par un large sourire en guise d’excuse. Il reprendra son chemin aussi rapidement qu’avant notre entrevue. Un chemin qu’il dit prêt à refaire chaque jour que le Bon Dieu fera.En regagnant notre taxi, garé d’une manière plus ou moins suspecte sur le bas-côté de la chaussée, nous apercevons de loin un véhicule de la gendarmerie, fonçant à toute vitesse dans notre direction. Après un petit moment d’affolement, on se ressaisi et on décide de se calmer. Après tout, on n’est en possession d’aucune marchandise pouvant nous attirer des ennuis. Soudain, une fois notre égoïsme évacué, nous avons eu une pensée pour notre vieux passeur et ses deux bambins, eux, ils risquaient gros. Mais à notre surprise, c’est lui qui, d’un geste de sain, se met à nous rassurer. Il se retourne et reprend sa marche sans accorder un quelconque intérêt au 4X4 des darkis. Ces derniers, ayant tout vu, ne ralentissent même pas. Sans commentaires. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que des scènes identiques se sont déroulées, presque au même moment, au nez et à la barbe d’un… cantonnement de gardes-frontière… A n’y rien comprendre.

Zouia, la ville aux mille visagesIl est 19h. Ça fait exactement 15 heures de trajet. Nous arrivons, enfin, à bon port. Zouia échappe à tout cliché. C’est une ville compacte et poussiéreuse. Elle est également surpeuplée. Ses habitants qui n’ont pas pu se départir de leurs réflexes de villageois ont rigoureusement délimité l’espace du marché, histoire de se prémunir, le plus efficacement possible, du tapage et du brouhaha d’un souk pas comme les autres. En cette fin de journée, le centre-ville fourmille toujours, mais le marché situé à quelques encablures plus haut tend à se vider. Sur place, les décors sont presque navrants : de vieilles bicoques et des maisons inachevées ornent les lieux, négligemment parsemées, ces constructions de fortune font office de limites territoriales pour le marché. Le reste, tout le reste, se déroule à l’intérieur de ces vétustes murailles. Des marchandises en tous genres sont étalées sur des comptoirs délabrés, ou parfois, à même le sol. Une petite montée débouche sur trois allées d’une quarantaine de mètres chacune et à une rue commerçante et puis c’est tout. Zouia est beaucoup plus minuscule que les milliards qu’elle engendre. La ville nous surprend. elle n’est ni belle ni accueillante. Les commerçants du marché ne sont pas d’une amabilité particulière. Ils sont à la limite de la correction, juste ce qui faut pour conclure leurs transactions. Ils ne font même pas l’effort de vous regarder en face lorsque vous demandez le prix d’un article. On est, certes, déçus par le peu d’hospitalité de Zouia et ses airs de marché aux puces mais nos trois accompagnateurs le sont encore plus. Leur arrivée sur les lieux est pratiquement inutile, le marché ferme dans quelques minutes. La fatigue se mêle à la colère. On décide de regagner Maghnia, pour plus de réconfort et plus d’accueil. On passera la nuit à l’hôtel “Essalem”. Le chauffeur de taxi qui nous y achemine est encore plus bavard que Moh et Boumediène. Il ne parle que des saisies effectuées ces derniers jours, des deux femmes harragas appréhendées la veille et transférées le jour même devant le juge et de ces jeunes passeurs d’oranges marocaines qui viennent d’écoper de deux années de prison ferme.Notre nuit à Maghnia est courte, trop courte. A peine 3 heures de sommeil et nous (re) sautons dans un taxi (encore une 404 délabrée), pour Zouia. Cette fois, nos accompagnateurs paraissent plus ambitieux. La journée vient tout juste de commencer, ils seront les premiers à débarquer sur le marché. Un marché qu’on atteint vers 5h30 du matin après un petit quart d’heure de route. Sur place, les vendeurs n’ont pas encore fini d’étaler leur machandises. Beaucoup d’entre-eux dorment encore. La chasse est ouverte pour nos amis trabendistes. Le plus motivé, c’est Moh. En trente minutes, il a fait au moins trois fois le tour du souk. Il a même conclu ses premiers achats : 50 pantalons “jeans” de marque Energie et cinq séries de basketts. Lorsque nous lui demandons sur quel critère il choisit ses articles, Moh nous répond, tout sourire : “Je connais parfaitement le goût de mes clients, ça leur plaira sûrement. Et puis, quand il m’arrive d’hésiter, je fais comme si je les achète pour moi. Ça marche à tous les coups”. Ici, à Zouia, les prix affichés sont plus qu’étonnants. Les pantalons tournent autour de 600 à 900 DA. Ils seront revendus dans les magasins du centre entre 1 200 et 1 800 DA. Les baskets achetées par Moh coûtent 2 000 DA la paire, il nous confie qu’il les proposera à 2 500 DA à Alger. Cette même grille tarifaire est appliquée pour tous les articles mis à la vente, même les portables. Généralement, il y a 2 000 à 2 500 de différence entre un portable neuf acheté à Zouia et un autre à Tizi. La marchandise est abondante, mais nos amis se plaignent de la qualité. De fait, nous entreprenons d’aborder un commerçant : “Pourquoi y a-t-il si peu de choix ? C’est serré aux frontières ou quoi ?”. Notre interlocuteur, adossé à son vieux local, rétorque sur le champ : “Non ! Tout au contraire, ça transite encore du Maroc. Le problème se situe au niveau des marchés du centre du pays, tant que nos clients n’écoulent pas leur marchandise, on ne peut pas leur revendre davantage, donc on n’est pas en mesure de renouveler nos capitaux et leur offrir de nouvelles choses”. La réponse est sensée et très objective. Nous, on n’y a même pas pensé. Lorsque nous retrouvons Nassim et Rachid, ils avaient déjà leurs emplettes. Il est 10h. On s’apprête à quitter les lieux mais ce n’est qu’à ce moment que nous nous rendons compte que, dans la réalité des choses, rien n’est encore fait pour nos trois amis. Leur marchandise doit être acheminée à Oran, puis à Tizi et ce n’est pas à eux de le faire. Ils se feront arrêter et désaisis de leurs biens au premier barrage. Seuls les harragas peuvent accomplir une telle mission.

Au royaume des harragasCe que nous ne savions pas, c’est que nos accompagnateurs n’ont, jusqu’à présent, déboursé aucun dinar pour payer leurs achats. Une fois la vente conclue, le client fait appel à un harrag (un passeur) qui se charge de payer la marchandise et de la transporter à Oran. Il percevra, en contrepartie une marge de 60 DA pour chaque pantalon et 100 DA pour chaque paire de chaussures. Si le harrag se fait choper en route, son client ne sera nullement concerné. Ce mode de fonctionnement peut paraître insensé, mais il est bien efficace. Le client récupérera sa marchandise à l’hôtel El Brag d’Oran où il versera et le prix des achats et la marge du passeur. Les deux regagnent Oran séparément. Une fois cette étape conclue, une deuxième catégorie de harrags intervient : ce sont ceux qui transporteront les marchandises jusqu’à Tizi. Ils sont payés 1 100 DA le colis.Sur le chemin du retour vers El Bahia, nous serons arrêtés et contrôlés cinq fois par les gendarmes et les douaniers. Les fouilles sont systématiques. Mais on ne trouvera rien en notre possession. Car on n’avait rien, du moins c’est ce que l’on pensait, mais on saura plus tard, que notre taxieur est un as dans l’art de la dissimulation. Pour économiser les frais du passage, nos trois amis ont gardé sur eux près d’une vingtaine d’articles. Le taxieur les a fourré un peu partout dans la voiture, car il le sait, les barrages n’arrêtent que les taxis en provenance de Zouia.Quant aux passeurs, attestent nos amis, ils sont bien obligés de corrompre tout le monde pour qu’on leur cède le passage. “Généralement, 400 à 500 DA remis à chaque gendarme suffisent. Des fois, c’est plus, mais c’est rare”, nous explique Djamel qui sera vite interrompu par notre taxieur : “Vous savez, mon frère, un harrag a dû déboursé hier 10 000 pour qu’on le relâche. C’est un douanier bien connu de chez nous qui lui a fait ce coup…”. Nous comprenons, de fait, que sans la “tchipa”, aucun article ne pourra atterrir à Oran, ni ailleurs du reste. Tout le monde connaît tout le monde, ici, et personne n’arrêtera cela tant que les cas d’impunité continueront de sévir. L’arrivée à Oran se fait à 14h30. Nos amis s’empressent de monter dans leur chambre où leurs passeurs les attendent de pied ferme. Une fois la marchandise comptée, Nassim, Rachid et Moh payent leur harrag et disparaissent illico presto. En tous, nos accompagnateurs ont eu pour 650 pantalons et 400 paires de chaussures et de basketts. Le montant de leur transaction dépasse les 100 millions de centimes.Mais leur boulot n’est pas fini pour autant, ils doivent impérativement emballer leurs emplettes sous formes de colis. Le tout doit être extrêmement condensé pour coûter moins cher, car, plus le colis est gros, plus le passeur sera exigeant. Nos amis demeureront occupés par cette besogne jusqu’à la fin de la journée. On en profite pour s’offrir un vrai dîner, le premier depuis trois jours. L’hôtel que nous trouvons délabré à notre arrivée ne l’est plus. La fatigue et le peu de sommeil nous empêchent même de réfléchir. En nous levant, la matinée du mercredi, nous étions loin de nous douter qu’on passera toute notre journée à chercher, avec nos amis, un passeur pour transporter leur marchandise jusqu’à Tizi. Usés, éreintés, nous faisons le chemin du retour dans le calme le plus absol u. On ne s’est presque rien dit et on n’a presque rien vu. On a passé notre temps à dormir. L’aventure nous a épuisé certes, mais elle a été porteuse à plus d’un titre : la filière marocaine n’est plus un secret pour nous… ni pour nos lecteurs, d’ailleurs.

A. B.

Partager