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Une peinture trempée dans l'humanisme et la révolte

Le 1er décembre 1985 disparaissait M'hamed Issiakhem, l'un des monuments et l'un des fondateurs de la peinture algérienne.

Si Mammeri et Feraoun ont fait connaître la Kabylie et l’Algérie par l’écriture romanesque, Aït Menguellet et Matoub par la poésie et la chanson, Issiakhem les fera connaître par le dessin et la peinture, un art relativement nouveau dans l’histoire de l’esthétique nationale. Longtemps discutés par les critiques d’art et les amoureux des cimaises pour les verser tantôt dans le registre du semi-figuratif, tantôt dans le figuratif affirmé les toiles et dessins de M’hamed Issiakhem demeureront ces cris de révolte, ces déchirures des corps et des cœurs que la vie et la société imposent à des individus et des communautés. Dans chaque ligne courbée ou droite d’un corps et dans les subtils linéaments ornant les fronts des personnes représentées par notre artiste, coulent les signes des peines et labeurs, sourdent des chuchotements et prennent du relief la moue et le courroux des ‘’humiliés et offensés’’, selon l’expression de Dostoïevski. Avec Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Iguebouchène, Mohia, Matoub, Aït Menguellet et d’autres artistes et hommes de lettres authentiques d’Algérie, M’hamed Issiakhem constitue un des piliers de la culture de notre pays. Il a, comme eux et dans un domaine particulier et nouveau par rapport à la culture traditionnelle, propulsé la Kabylie et l’Algérie dans la trajectoire de la culture universelle, tout en lui faisant garder son barycentre dans les profondeurs de l’algérianité. L’homme universel est, comme en donna l’image Mammeri, cet individu qui a d’abord une place dans le microcosme local et qui, par l’expression des valeurs humaines les plus enfouies en chacun de nous, arrive à toucher l’Homme là où il se trouve. Issiakhem élève sa sensibilité au diapason des joies et des douleurs de l’homme. Avec son trait de crayon et son pinceau, il a complété orné sublimé et fait parler les poésies de Malek Haddad, les odes de Kateb Yacine et les strophes d’Aït Menguellet. Ses œuvres picturales fixent par ses formes figuratives ou semi-abstraites les sentiments, les idées et les métaphores véhiculées par ces poésies. Sa vie, comme ses personnages de peinture, est faite de souffrances, de méditations, de rébellion, mais aussi de fidélité et de lucidité sans pareilles. M’hamed Issiakhem est né le 17 juin 1928 à Azeffoun. Il rejoint son père qui travaille dans un hammam à Relizane en 1931. À l’âge de six ans, il entre à l’école indigène de la ville. En 1943, alors qu’il n’avait que quinze ans, il vola une grenade dans un camp militaire américain lors du débarquement des Alliés en Algérie. La grenade lui explose entre les mains. Deux de ses sœurs et un neveu à lui furent tués par l’explosion, tandis que M’hamed sombrera dans le coma. Hospitalisé pendant deux ans, il subit plusieurs opérations d’amputation de son bras gauche.

Destin de révolté

Notre artiste arrive à Alger en 1947. Il s’inscrit d’abord à la Société des Beaux-Arts d’Alger, puis à l’École Normale des Beaux-Arts. Il y étudiera l’art jusqu’à 1951. Parallèlement à ses études, il prend des cours de miniature chez l’illustre artiste Omar Racim. En 1951, Issiakhem rencontre Kateb Yacine à Alger et expose, pour la première fois, à Paris, dans la galerie André-Maurice, à l’occasion de la fête du bimillénaire de Paris. Deux ans plus tard, il entre comme élève à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il est affecté aux ateliers de Legeult pour ce qui est de la peinture et aux ateliers Boerg pour ce qui relève de la gravure. Lors du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui eut lieu à Varsovie en 1955, Issiakhem participe aux expositions de peinture par son œuvre intitulée Le Cireur, représentant l’Algérie en lutte. En 1958, lors du procès de la militante Djamila Bouhired, il illustre le thème de la torture dans la revue Entretiens par des dessins et des gravures de haute facture. Après un bref passage par l’ex-RFA, il s’installera en RDA. Là il expose dans la ville de Leipzig ses œuvres en 1959. Deux ans plus tard, il revient à Paris pour exposer au club des Quatre-Vents. Il obtint en 1962 une bourse à Madrid- La Casa Velázquez-, mais il préféra rentrer en Algérie qui venait d’avoir son indépendance. Dessinateur à Alger-Républicain, il sera un des membres fondateurs de l’Union nationale des Arts plastiques. Dans une exposition collective à la salle Ibn Khaldoun en 1963, il exposera ses œuvres picturales et ses gravures, comme il exposera, une année plus tard, ses productions lors du 1e Salon de l’UNAP à Alger. La même année, Issiakhem se retrouvera chef d’atelier à l’École nationale d’Architecture et des Beaux-Arts d’Alger et directeur de l’École des Beaux-Arts d’Oran jusqu’à 1966. C’est lui qui a exécuté les décors du film Poussières de juillet, un court-métrage produit en 1967 et primé au Caire et à Prague. Lors du Festival Panafricain d’Alger (juillet 1969), Issiakhem participe à l’exposition collective. La même année, il expose ses œuvres à Sofia (Bulgarie). En 1972, il voyage au Vietnam. Notre artiste est aussi connu pour la touche personnelle qu’il a apportée à des timbres poste qu’il a réalisés pendant les années 1970, mais aussi pour les maquettes qu’il a confectionnées pour les billets de banque algériens, les dessins de presse et les affiches. Il séjournera à Moscou en 1978. En 1980, Issiakhem reçoit le 1e Simba d’or (Lion d’or) de Rome, distinction de l’Unesco pour l’art africain. Il exposera en 1982 à l’hôtel Aurassi et, en 1983, il participera à une grande exposition collective à Sofia (Bulgarie) et à une autre à Alger. Une année avant sa mort, il a exposé ses œuvres au Centre culturel italien d’Alger, à la galerie Xenia et au Musée national des Beaux-Arts d’Alger. La dernière manifestation culturelle qui marquera la carrière d’Issiakhem, c’était une exposition individuelle, en juillet 1985, au musée de Sidi Boussaïd (Tunisie). Il meurt le 1e décembre au matin.

‘’L’œil de lynx’’

M’hamed Issiakhem s’est investi pendant toute sa vie dans un art vigoureux et de haute voltige. Les distinctions qu’il a obtenues à l’étranger ne sont pas de simples breloques de plaisance. Son art exprime par les traits, les galbes, les contours et les entortillements les profondeurs abyssales de l’être humain qui vont de la simple mélancolie jusqu’aux douleurs de la géhenne en passant par les attitudes de méditations, d’abattement, d’interrogations et supplice terrestres. Malheureusement, l’art plastique (peinture, sculpture, gravure) en Algérie n’a pas bénéficié de la pédagogie qui lui aurait permis d’étendre sa grâce aux franges les plus larges de la société. Ayant pris connaissance de cet état de fait, Issiakhem n’a jamais été découragé ou freiné dans son élan. Il est un artiste complet. Son art est le prolongement naturel de sa personnalité complexe, fougueuse et rebelle à l’image de son ami intime Kateb Yacine. À l’occasion de sa mort en décembre 1985, le magazine Actualités de l’Émigration écrivait : «Sa personnalité en elle-même était un chef-d’œuvre». Effectivement, elle soulevait les passions, elle suscitait la critique, alimentait la polémique et forçait le respect. En tout cas, elle ne pouvait laisser indifférent. Kateb Yacine, en décelant chez lui une grande perspicacité l’appelait ‘’Œil de lynx’’. D’un caractère taillé dans le roc, il était exigent avec lui-même. Il produira des œuvres de grande valeur esthétique et morale, une forme de poésie des cimaises qui rejoint l’art majeur et la littérature universelle par sa portée et ses interrogations.

Amar Naït Messaoud

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