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Un philosophe et un civilisationniste occulté

Par S. Ait Hamouda

Ecrire sur les Algériens qui ont porté l’Algérie aux talons de leurs souliers, dans leur cœur, leur âme et leur esprit, partout où les amenaient leurs pérégrinations, à travers les contrées les plus éloignées du monde, est un périlleux exercice. On citera par exemple nos intellectuels et philosophes Mohand Tazerout, Mohamed Arkoun, Nabhani Koribaa et tant d’autres hommes d’ouverture, de savoir et de tolérance. Mohand Tazerout, né en 1893 au village Tazerout dans la commune d’Aghribs et décédé en 1973 à Tanger au Maroc, est un philosophe, écrivain, traducteur et civilisationniste algérien. Il a traduit plusieurs œuvres de philosophes allemands dont «Le Déclin de l’Occident» d’Oswald Spengler et a écrit de nombreux livres. Il a fait ses études à l’École normale de Bouzareah à Alger. Une fois qu’il eut terminé la formation d’instituteur, il fut nommé dans une école de Theniet El Had. En 1912, il se rebelle contre le directeur et quitte l’Algérie pour le Caire et fera une formation à l’université Al-Azhar. En 1913, il part pour l’Iran où il apprend le perse. Ensuite, il s’en va en Russie, il apprendra le russe et après il voyage vers la Chine et acquit le mandarin, vers 1914. Mohand Tazerout se rend en Europe, il visite plusieurs pays, il sera mobilisé en 1917 en Belgique pendant la Première guerre mondiale. Blessé il sera rapatrié vers la France, où il continue ses études à Poitiers et prépare une licence en allemand à Strasbourg. De retour en Algérie en 1953, il visitera Biskra, Ghardaïa et il repart pour Tunis. Il mourut à Tanger en 1973. Ses œuvres sont inconnues en Algérie. Jacques Fournier commencera par évoquer l’itinéraire qui l’a conduit à rencontrer Mohand Tazerout, dont il a épousé la fille et qu’il a bien connu depuis la fin des années 1940 jusqu’à son décès en 1973. A partir de ce lien familial, des échanges qu’il a eus avec lui et des recherches auxquelles il a procédé il se propose d’évoquer la vie et l’œuvre de Mohand Tazerout, en insistant sur certains aspects controversés ou méconnus :

– L’enfance et la première formation en Algérie, avec la légende d’un voyage autour du monde qui n’a pas eu lieu et l’engagement dans la guerre de 14.

– L’intégration durable dans la société française par son mariage avec une institutrice vendéenne et l’exercice de son métier de professeur d’allemand.

– l’œuvre considérable du germaniste, de l’encyclopédiste, de l’intellectuel qui va s’engager à la fin de sa vie dans le conflit algérien.

– l’évolution de sa vision des rapports de l’Algérie avec la France qui se reflète dans les écrits de la dernière période.

– son retour vers le Maghreb et sa retraite à Tanger.

– la redécouverte de son œuvre dans l’Algérie contemporaine.

Les œuvres et écrits du penseur et philosophe restent malheureusement méconnus en Algérie, c’est le cas de plusieurs intellectuels qui ont choisi l’exil ou qui ont vécu une grande partie de leur vie à l’étranger. Afin d’essuyer la poussière sur le parcours exemplaire de celui qui, jadis, a réalisé plusieurs critiques, traduites en ouvrages, sur les pensées philosophiques allemandes, à l’instar de celle de Friedrich Nietzsche, l’Association algérienne des études philosophiques a organisé le 11 avril dernier à 14h, une journée d’étude sur cet intellectuel oublié au niveau de la bibliothèque nationale du Hamma. Fodil Boumala, journaliste et universitaire, qui a consacré plus de 20 ans de recherche sur les œuvres de Mohand Tazerout, en connaît beaucoup sur lui. «Mohand Tazerout a réalisé aussi plusieurs études philosophiques sur les civilisations orientales, de Chine et de l’Occident, dans un sillage philosophique de l’époque», explique-t-il. L’auteur du Manifeste contre le racisme, éditions Subervie, Rodez (France 1963), après un court passage en Algérie en 1953, repart en Tunisie puis au Maroc où il nous quitte à jamais à Tanger en 1973. «Il était blessé par l’Algérie, à l’image de Mohammed Arkoun et Mouloud Mammeri, la raison pour laquelle il n’est pas resté ici», explique Fodil Boumala, qui sera l’un des intervenants en cette journée d’étude. Le premier décembre en cours, au centre d’études diocésain les Glycines, a eu lieu une conférence animée par Jacques Fournier, beau fils du penseur et aussi ancien haut fonctionnaire français. Celui-ci a évoqué la mémoire et l’histoire de l’illustre intellectuel Mohand Tazerout. Une partie de la famille de Mohand Tazerout était présente, et un des principaux points du débat portait sur la période de jeunesse de l’auteur, qui a souvent alimenté les fantasmes sur les grands voyages qu’il aurait entrepris en Chine, en Iran, en Mongolie. etc. Pour M. Fournier, il y a «d’un côté la légende», avec tous ces beaux récits de «tour du monde», mais «le récit ne résiste pas à l’épreuve des faits». En lieu et place de ces voyages, il serait entré dans l’armée en 1914, ayant acquis le statut personnel français, avant de se marier avec une institutrice vendéenne en 1917. Une des personnes présentes dans l’audience ajoute, à la fin de la conférence, que «même Tazerout n’a jamais prétendu avoir fait tous ces voyages». Décrit comme un professeur «autoritaire» et sachant «tenir une classe», l’intellectuel algérien est devenu par la suite un germaniste réputé. Il exerce sa profession en Charente-Maritime et en Vendée, «est affecté à Angoulême, à la Rochelle, à Nantes», et commence l’écriture d’une importante production intellectuelle, notamment avec la traduction d’une partie de l’œuvre du philosophe allemand Oswald Spengler, qui développe une vision originale de l’histoire, et qui explique certaines des controverses à l’égard de Tazerout pendant cette période ambiguë. Son rapport avec l’Algérie reste complexe. À l’instar de Ferhat Abbas et de beaucoup d’intellectuels de l’époque, il reste longtemps assimilationniste dans les années 1920, croyant «en une future égalité réelle». Pour M. Fournier, c’était une illusion, «les évènements s’accélèrent, les insurrections commencent, et il va progressivement prendre une position claire pour l’indépendance». Mohand Tazerout n’est jamais revenu au pays après l’indépendance, et cela a continué de susciter beaucoup d’interrogations, surtout après sa mort, en 1973. Son gendre évoque sa fierté «personne ne l’a jamais rappelé en Algérie», explique t-il, et d’autres personnes dans la salle parlent aussi d’un certain rapport «à l’exil». Cette conférence fut l’opportunité d’une véritable discussion entre la famille, les proches et les lecteurs de l’intellectuel algérien, même si on regrette le peu de place laissée à l’élaboration concrète de ses idées. Une histoire et un parcours passionnant, entre l’Algérie et la France, de 1893 à 1973, pendant des périodes troubles et complexes, qui évoque des imaginaires pluriels, de la poésie kabyle aux œuvres germanistes, en passant par l’illusion assimilationniste et l’indépendance algérienne. Une œuvre à relire pour mieux comprendre le siècle passé. Par ailleurs, un documentaire réalisé par Hocine Redjala consacré à l’intellectuel a été projeté à cette occasion. Cela nous amène à penser qu’au pays natal de bien d’intellectuels morts en exil, vivre en pariât loin de leur patrie est prédestiné. Comme si l’exil était leur lot, leur viatique, leur destin inexorable.

S.A.H.

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