La présence imposante d’un leader

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«L’Histoire se fait pendant que nous apportons notre modeste contribution à son déroulement». Aït Ahmed

Une légende s’en va. Légende de son vivant même. La mort de Hocine Aït Ahmed, ce mercredi 23 décembre 2015 a entraîné l’unanimité dans les hommages qui sont rendus à cette personnalité nationale par excellence. Une unanimité qui n’a rien de factice, même si, naturellement, les circonstances de la mort ne sont pas l’occasion d’étaler les divergences politiques. C’est que la classe politique, l’élite intellectuelle et les simples citoyens vouent un profond respect à Aït Ahmed, ce fils de la Toussaint, qui, en 1948, à 22 ans, a produit un rapport d’un niveau politique et théorique inédit pour le comité central du MTLD, réuni à Zedine. Dans ce rapport, il développe la théorie et la stratégie révolutionnaires- qui n’ont rien à voir avec les anciens soulèvements des tribus du 19e siècle- et la nécessité d’aller vers l’action armée. Il deviendra président de l’Organisation Spéciale (O.S.), une organisation paramilitaire chargée de la préparation de l’action armée. En mars 1949, il organisa le braquage de la poste d’Oran qui permit à l’organisation d’obtenir l’argent nécessaire à l’achat des armes à Ghadamès, transportées à dos de chameaux, achetés à Biskra. Un des premiers diplomates de l’Algérie combattante, il représentera le pays en guerre dans l’Asie du Sud-est (Birmanie, Indonésie), et conduit la délégation du FLN à la réunion des pays non-alignés de Bandoeng.

Il est l’un des rares acteurs du mouvement national et de la guerre de Libération à avoir su lier théorie et action.

Instantanés :

Lu, vu et entendu

Tout en étant un patriote et un nationaliste parmi les premiers qui ont déclenché la révolution de novembre 1954, Hocine Aït Ahmed était une légende vivante en Kabylie. Ayant créé en 1963, avec d’autres camarades à lui, un parti d’opposition, le FFS, il deviendra le leader de l’opposition au régime de Ben Bella. L’opposition évolua en confrontation armée, avec le bilan que l’on connaît : plus de 400 morts dans les rangs du FFS, emprisonnement et condamnation à mort d’Aït Ahmed, puis évasion de la prison. Depuis son installation en Suisse en 1966, Aït Ahmed verra son nom banni. C’est ce dont témoigne le directeur de la publication de La Dépêche de Kabylie, Idir Benyounès, en écrivant, dans l’édition de jeudi dernier : «Jeune lycéen à Alger, votre nom était tabou, et rien que le fait de le prononcer pouvait soulever tollé et quolibets de la part des tenants du parti unique. Je ne comprenais pas que le nom d’un héros, d’une légende, d’un révolutionnaire pouvait susciter autant de haine. C’est en lisant que j’ai su votre combat pour la démocratie et les droits de l’Homme et la raison d’une telle haine envers vous». Étant plus jeune, moi, je témoigne de ce bannissement particulièrement en Kabylie. Ni le nom d’Aït Ahmed ni celui du FFS ne pouvaient être impunément prononcés, bien que les victimes (veuves, orphelins, blessés, handicapés suite à des tortures) de la «2e guerre» de Kabylie, celle ayant joué les prolongations de la guerre contre la France, soient toujours là par milliers. Les anciens militants du FFS étaient, eux, de véritables «parias». J’ai, pour la première fois, entendu la voix d’Aït Ahmed, sur la radio française Europe 1. Ce fut le 1er novembre 1979. À Alger, la parade militaire- avec Mig et ses troupes- battait son plein, en présence du nouveau président, Chadli Bendjedi, qui a pris le pouvoir au début de l’année 1979, après la mort de Boumediène en décembre 1978. À la tribune, avec Chadli, il y avait le secrétaire d’Etat américain à la Défense, Zbigniew Brzeziński, un grand stratège et un théoricien polémologue. Cela augurait d’une amorce de «déboumédianisation» qui allait prendre des proportions plus grandes par la suite. Sur le plateau d’Europe 1, il y avait le général Massu, le chanteur Enrico Macias et Aït Ahmed. À partir du Maroc, il y avait Mohamed Boudiaf, par téléphone. Le général Massu commença par brosser un tableau idyllique de l’Algérie française, avec, en prime, ce qu’il a appelé le «dialogue des civilisations». Aït Ahmed l’arrêta net, en lui demandant : «Mon général, parlez-vous arabe ? Parlez-vous kabyle ? Où est alors votre dialogue des civilisations ? C’est une supercherie !». Tout le reconnaît à Aït Ahmed son nationalisme, son amour de l’Algérie, y compris dans les moments où, en tant qu’opposant farouche au régime, il était conduit à pourfendre ses dirigeants et leurs méthode de gouvernance. Et c’est justement sur le même plateau radiophonique qu’il stigmatisa un «gouvernement qui gère à coups de chartes et à coups de pénuries». La première fois où le nom d’Aït Ahmed a été prononcé dans une chanson, interdite à la radio bien sûr, c’était dans l’album de Ferhat Imazighène Imula, «Barziden». «Les exilés peuvent rentrer au pays, sauf Boudiaf et Aït Ahmed». Ici, il est fait allusion à la libération de l’ancien président de la République, Ben Bella, par Chadli Bendjedid. Il était emprisonné depuis 1965 à M’Sila. Une autre image m’a frappé. Celle par laquelle le pouvoir politique des années 1980 a tenu à effacer de la mémoire des jeunes le nom et le combat de nos aînés. Il ne lui a pas suffi de déclarer, par une manifeste hypocrisie, «un seul héros, le peuple» (principe généreux, mais abusivement utilisé pour neutraliser les adversaires politiques en tentant de légitimer la prise de pouvoir), mais il a tout fait pour que nous n’ayons pas accès même au maigres ressources bibliographiques ou iconographiques de la révolution. En 1984, l’hebdomadaire Algérie-Actualités, paraissant le jeudi, avait annoncé dans un de ses numéros, qu’il allait consacrer, pour la semaine suivante, un numéro spécial à l’histoire de l’Organisation Spéciale (O.S.). Le jeudi convenu, je me présente à mon kiosque habituel pour acheter le journal. C’était à Mostaganem où je me trouvais en 4e années d’agronomie. D’Algérie-Actualités, aucune trace. Ayant interrogé le buraliste sur l’absence du journal, il m’apprend qu’Algérie-Actualités a été servi à 7 heures du matin, et que le diffuseur est revenu une heure après pour ramasser tous les exemplaires qui restaient. Ce n’est qu’en soirée que j’ai rencontré un camarade de classe qui a acheté le journal tôt le matin, parce qu’il s’est levé pour se rendre à Oran. Je découvris dans le journal le dossier sur l’O.S., et, pour la première fois de ma vie, j’ai vu une photo d’Aït Ahmed, en tant que chef de cette organisation. Au cours de la semaine suivante, Aït Ahmed intervint dans une radio française pour expliquer ce qui s’est passé. On a «toléré», en haut lieu, que le dossier sur l’O.S. fût produit, à condition que la photo du premier responsable de l’organisation ne soit pas mise dans le journal. On ne sait pas de quoi a «écopé» le monteur de photos suite à cette «impudence» ou «témérité». Le hasard de l’histoire a fait que le premier homme politique à parler en kabyle à la télévision publique algérienne, ce fut Aït Ahmed, au début de 1990, juste après son retour d’exil en décembre 1989. Il termina par cette morale sous forme de poème : «agh imnaâ Rabbi si ddula its ghullun, its ghurrun, ig teken lhaq iw maghbun, d yir khanfouch gher lkanun». (Que Dieu nous préserve d’un Etat qui appauvrit ses enfants, qui les trompe, qui refuse le droit aux démunis, avec, en prime, méchante gueule devant l’âtre du foyer».

Depuis mercredi, dès l’annonce de sa mort, plusieurs émissions sont consacrées au parcours du défunt Aït Ahmed par la chaîne BRTV. Le militant Djamal Zenati n’a pas pu terminer son intervention au téléphone, pris par des larmes. Il en a été de même pour Mme Mecili, femme d’Ali Mecili, assassiné en avril 1987 à Paris. Sur le même plateau, le professeur Belaïd Abane dira que «Aït Ahmed est la conscience démocratique de l’Algérie (…) Aujourd’hui, nous sommes orphelins».

Puisse la jeunesse de notre pays s’inspirer de l’école d’Aït Ahmed, car c’en est une.

Amar Naït Messaoud

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